La suppression des régimes spéciaux ou l’échéance insaisissable: 2025, 2040 ou jamais ?

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Avec l’instauration du système par points, la substitution annoncée d’un régime universel aux multiples régimes spéciaux en vigueur dans le secteur public est sans doute l’un des axes majeurs de la prochaine réforme des retraites, telle qu’on peut l’anticiper à partir des préconisations Delevoye rendues publiques le 18 juillet dernier. Pourtant alors que la polémique ne cesse d’enfler sur la question des carrières et des âges, curieusement chez les médias ou dans les rangs du pouvoir, personne ou presque ne pipe mot de l’obstacle majeur qui contrarie actuellement la suppression tant attendue des régimes spéciaux.

I – Le problème

En effet, il existe un véritable point d’achoppement, sur lequel la discrétion conjointe tant du Haut-Commissaire que du Gouvernement est particulièrement troublante. C’est la méthode qu’ils vont choisir et le calendrier qu’ils vont retenir pour ramener le taux de cotisation global (employeur + salarié) de la fonction publique d’État :

– de quelque 85% du salaire indiciaire pour ses effectifs civils
– et de 137% du même salaire pour ses effectifs militaires

au taux unifié de 28,12% du salaire brut (primes comprises) prévu pour le futur régime universel. En clair et pour l’instant, l’État (qui n’a jamais voulu créer une caisse de retraite pour sa propre fonction publique) cotise pour ses fonctionnaires à des taux exorbitants et qui n’on rien à voir avec les taux en vigueur dans le secteur privé déjà proches précisément du futur taux de référence de 28,12% du salaire brut. L’affaire pourrait rester sans conséquence, si le Président de la République n’avait décidé de faire du slogan ” Un euro de cotisation doit donner le même droit à pension pour tous” le marqueur de sa campagne électorale et l’une des lignes de force de la prochaine réforme. Comment en effet dans ces conditions éviter que les fonctionnaires n’engrangent chaque mois et à salaire comparable deux à quatre fois plus de points que les salariés du privé ?

II – Le calcul

On estime que les primes de la fonction publique d’État -très inégalement réparties- représentent environ 22% en moyenne du traitement indiciaire (chiffre 2018), dans lequel elles ne sont pas incorporées. Si on prend soin pour la comparaison et sans autre modification de réintégrer ces primes dans le salaire brut cotisable du fonctionnaire les taux réels de cotisation globale chutent en conséquence à 85/1, 22 = 70% du salaire brut total pour le personnel civil et à 137/1,22 = 112% du même salaire pour le personnel militaire. C’est dire qu’ainsi convertis (et en neutralisant l’actuel régime additionnel de la fonction publique, probablement voué à disparaître), les taux de cotisation globale multiplieraient encore par 2,49 (= 70,00/28,12) pour la fonction publique civile et par 3,98 (=112/28,12) pour la fonction publique militaire le taux de référence universel de 28,12% retenu pour la réforme. On observera d’ailleurs que si l’importance des primes est dans les fonctions publiques territoriales et hospitalières quelque peu différentes, les fondamentaux n’en seront pas bouleversés et donc que notre raisonnement peut être poursuivi avec profit.

Si on en revient à la promesse présidentielle de l’euro de cotisation ouvrant le même droit à pension pour tous et si on pose que l’État n’augmente pas son concours après la réforme, c’est alors qu’en se référant à la mesure du salaire qui est le seul véritable étalon indiscutable, on observera que pour un même salaire brut et tant que la transition annoncée n’est pas accomplie :

– un fonctionnaire civil acquerrait chaque mois 2,49 fois le nombre de points de retraite attribué au salarié du privé,
– tandis qu’un militaire amasserait 3,98 fois le nombre de points de retraite acquis par ce même salarié.

Alors que le but annoncé de la réforme, dont on n’a cessé de nous rebattre les oreilles, est un objectif de clarté, de justice et de simplicité, disons que pour l’instant et sans autre précision du pouvoir, c’est raté !

III – Les solutions

Selon les préconisations du Haut Commissaire Delevoye, la réforme nécessite des transitions et des adaptations, pour lesquelles ses promoteurs s’octroient un délai pouvant aller jusqu’à 15 années ou … davantage. Or, alors que cette réforme est annoncée à coût constant, on ne peut admettre que, si peu de temps que ce soit, les fonctionnaires d’État capitalisent indûment à salaire identique près de 2, 5 à 4 fois le nombre de points octroyés à leurs collègues du privé. On n’imagine pas une telle injustice durer 15 ans et à vrai dire on n’imagine même pas qu’une telle anomalie puisse voir le jour, si peu qu’elle dure. Tout atermoiement du pouvoir sur ce point signerait un abus flagrant en faveur d’une catégorie de population déjà privilégiée dans ses retraites, puisque l’État n’envisage déjà pas moins que de prendre à sa charge les cotisations salariales résultant l’incorporation des primes dans la base cotisable. De nouvelles entorses graves au principe d’égalité seraient probablement très mal ressenties par l’opinion et la réforme n’y résisterait sans doute pas, si elle se révélait le moyen commode d’alourdir injustement une dépense publique déjà très largement excessive.

Alors certes on nous explique que les enseignants ou les infirmières et les aides-soignants publics notamment, qui ont peu ou guère de primes, seront les grands perdants de la réforme, si on ne commence par revaloriser substantiellement leurs rémunérations et que cela va prendre du temps. D’autant que ce coup de pouce risque fort de provoquer des revendications en chaîne de la part de tous les autres corps qui considèreront sans nul doute qu’ils doivent maintenir leur rang vis-à-vis des catégories revalorisées. De telles excuses dilatoires, qui traduisent tout simplement l’incapacité congénitale de l’État à conduire sur le long terme une véritable politique de ressources humaines, ne sont évidemment pas recevables. Car s’il y a -comme nous le pensons- à prévoir une refonte d’ensemble de toute la grille des rémunérations de la fonction publique d’État, rendue obsolète par des primes insensées (parfois jusqu’à 144% en plus du salaire indiciaire !) et même parfois illicites comme à Bercy , c’est un problème qui incombe à l’État et à lui seul et qui est strictement indépendant de la réforme universelle des retraites qu’il ne doit ni freiner, ni altérer.

En outre, il existe d’ores et déjà un moyen radical et immédiat de résoudre le problème. Il suffit tout simplement que sur l’ensemble des cotisations de retraite actuellement payées sur les retraites des fonctionnaires, seule la fraction correspondant à 28,12% du salaire brut primes comprises rapporte des points. Le surplus correspond en effet à des concours financiers ou à des subventions destinées à faire face à des situations particulières qui ne sont pas intrinsèquement des cotisations et qui doivent être à ce titre écartés du calcul des points. Bien sûr, l’exemple pris sur la fonction publique d’État doit être transposé “mutatis mutandis” à l’ensemble des autres régimes spéciaux. Ainsi et dès le 1er janvier 2025, la réforme peut parfaitement être en ordre de marche, sans s’engager dans des transitions alambiquées et d’autant plus incertaines qu’elles auront à affronter plusieurs législatures. À défaut, il existerait une seconde solution qui consisterait à ne calculer les points attribués que sur les seules cotisations salariales, qui sont déjà quasiment alignées dans la plupart des régimes salariaux. Une troisième solution à la fois plus radicale et plus simple encore frappe par son évidence : elle calcule les points attribués directement à partir du salaire brut, ce qui garantit clairement et sans embrouille une parfaite neutralité interprofessionnelle. Mais il est vrai que ces solutions équitables mettent plus ou moins à mal le slogan présidentiel savamment ambigu, parce qu’aussi racoleur au plan électoral que bancale du point de vue technique.

IV – Conclusion

Au terme de cet article, on ne peut ainsi que s’étonner que les préconisations Delevoye louvoient et tergiversent sur ce problème crucial, qui est l’une des priorités immédiates conditionnant la mise en œuvre de la réforme. En effet, comment imaginer que toutes les années de transition pourraient servir à renchérir les traitements et à “sur-bonifier” les retraites déjà avantageuses des fonctionnaires, ainsi que celles d’autres emplois publics au grand dam des autres actifs qui, eux, devront s’adapter sans délai et sans compensation aucune à la nouvelle donne ? De plus, une telle approche ouvertement discriminatoire mettrait sans nul doute à mal le principe de l’enveloppe constante qui devait inspirer la réforme. Remarquons pourtant que, dès qu’on touche à la fonction publique, ces atermoiements ne sont pas nouveaux, puisqu’il a fallu plus de dix ans pour rapprocher enfin les taux de retenue salariale des fonctionnaires de ceux acquittés déjà depuis longtemps par leurs petits camarades du privé. Certes on comprend bien que, pour des raisons évidentes, le Gouvernement ménage sa fonction publique et les autres emplois publics, mais les autres salariés très largement majoritaires ont également le droit à un minimum d’égards. Parmi lesquels, celui de savoir si le régime universel qu’on leur propose est vraiment aussi juste et aussi égalitaire que le prétend le rapport Delevoye et si les atermoiements cauteleux de ce dernier ne réservent pas un ultime coup de Jarnac, dont une fois de plus le secteur privé ferait les frais.

Le Cardinal de Retz prétendait à juste titre qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. Plus de deux ans après l’élection présidentielle, il est désormais temps pour tous les Français – fonctionnaires ou pas – de savoir exactement comment se présente la suppression des régimes spéciaux. Certes le Président de la République la leur a vendue avec beaucoup d’entrain dès lors qu’il s’agissait de capter leurs suffrages, mais à présent s’il tarde encore à dépouiller sa proposition de son halo d’incertitude, il ne pourra prétendre échapper durablement au grief d’enfumage qui commence à poindre.

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