Chronique de droit constitutionnel comparé (janvier à juin 2021)

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I. Cour constitutionnelle italienne, arrêts n° 32 et 33 de 2021, du 9 mars 2021 (filiation en cas de recours à des techniques de procréation assistée interdites dans l’ordre juridique italien), par E. Bottini


Lorsque la Cour constitutionnelle italienne opère un renvoi au législateur, c’est rarement un signe de déférence, comme dans le cas du Conseil constitutionnel français[1]; plus souvent, il s’agit d’une véritable injonction du juge à un parlement défaillant

[2]Cela a été le cas lors de deux arrêts rendus le même jour sur une thématique identique : la reconnaissance du statut de filiation d’enfants nés d’une technique procréative interdite en Italie, la gestation pour autrui et l’assistance médicale à la procréation (AMP) avec don de gamètes.

[3]La loi n° 40 de 2004 en matière d’assistance médicale à la procréation interdit explicitement la fécondation dite « hétérologue » et la gestation pour autrui, et considère l’AMP comme un ultime recours médical contre l’infertilité diagnostiquée. La loi italienne permet l’accès à l’AMP uniquement aux couples mariés ou concubins de sexe différent ; même les techniques autorisées sont donc entièrement fermées aux couples de même sexe, qui traversent les frontières pour y avoir accès. La loi de 2004 protège le statut de l’enfant à naître en affirmant que « les enfants nés à la suite de l’application des techniques de procréation médicalement assistée ont le statut d’enfants légitimes ou d’enfants reconnus du couple qui a exprimé sa volonté de recourir à ces techniques » (art. 8). Néanmoins, cette protection ne s’applique pas aux enfants nés avec des techniques de procréation que la loi interdit, ce qui laisse le statut de ces enfants dans l’incertitude juridique et en fait une catégorie à part d’« enfants non reconnaissables »  [3] C’est à la constitutionnalité d’une telle situation que la Cour constitutionnelle a été confrontée par les deux espèces ici commentées.

4Dans l’arrêt n° 32, un couple de femmes avait eu recours à une AMP avec donneur à l’étranger, et les deux jumelles nées en Italie n’avaient de lien de filiation établi qu’avec la femme ayant accouché. Malgré le projet parental clairement partagé par le couple, qui a vécu et élevé ensemble les deux enfants pendant cinq ans, au moment de la séparation, la « mère d’intention » n’avait toujours aucun lien juridique avec les enfants. En raison du refus par son ex-conjointe de l’autorisation à l’adoption des jumelles, la requérante avait demandé au tribunal la reconnaissance de la filiation afin de pouvoir partager le rôle parental même après la séparation. La législation italienne imposant le refus d’une telle reconnaissance par le juge, une question de constitutionnalité a été soulevée par le Tribunal de Padoue.

5Dans l’arrêt n° 33, un couple d’hommes avait eu recours à une gestation pour autrui au Canada, et avait obtenu, à la suite d’un recours, que la filiation des deux parents soit établie par un arrêt de la Cour suprême de Colombie-Britannique. Rentré en Italie, le couple a demandé que cet acte soit transcrit à l’état civil italien, ce qui aurait dû être refusé par la Cour de cassation sur la base de l’interdiction contenue dans la loi n° 40/2004 et de l’interprétation des Sections unies de la Cour de cassation – sa formation la plus solennelle – lors d’un arrêt du 8 mai 2019  [4] Confrontée au cas d’espèce, une autre section de la Cour de cassation a soulevé une question de constitutionnalité, en demandant à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions législatives ainsi que du « droit vivant » dérivant de l’interprétation jurisprudentielle de la loi, qui posent l’interdiction d’ordre public de certaines techniques procréatives à un niveau supérieur par rapport à l’intérêt de l’enfant.

6Le raisonnement de la Cour constitutionnelle, bien que similaire dans les deux arrêts, ne porte pas le même jugement sur l’interdiction des deux différentes techniques d’assistance à la procréation. Dans l’arrêt n° 33, le juge constitutionnel prend le temps d’insister sur le caractère condamnable de la gestation pour autrui, affirmant que « la pratique de la maternité de substitution porte atteinte de manière intolérable à la dignité des femmes et porte profondément atteinte aux relations humaines » (§ 5.1 du considérant en droit). Pour étayer cette affirmation, la Cour évoque le risque d’exploitation de la vulnérabilité de femmes en situations sociales et économiques défavorisées. Une telle condamnation est absente de l’arrêt n° 32 à propos de l’AMP avec tiers donneur ; au contraire, l’arrêt rappelle que, bien qu’il existe une marge d’appréciation du législateur à ce sujet, il n’existe pas d’obstacle constitutionnel à la parentalité des couples de même sexe ni de données prouvant quelque conséquence négative que ce soit pour les enfants élevés par des couples de même sexe (§ 2.4.1.3. du considérant en droit). À la lecture croisée des deux arrêts, on comprend aisément que la Cour constitutionnelle ne porte pas exactement le même regard sur les deux cas d’espèce.

7Dans les deux affaires, néanmoins, la solution retenue par la Cour constitutionnelle est la même : les questions de constitutionnalité soulevées ne sont pas admissibles, car il s’agirait pour la Cour de combler un vide législatif caractérisé par un ample pouvoir discrétionnaire du législateur. Malgré le refus de la Cour d’admettre les questions et donc d’intervenir directement dans le débat sur l’homoparentalité, ces deux arrêts présentent un intérêt en ce qu’ils changent radicalement le discours de la Cour par rapport à la jurisprudence précédente. La totalité du raisonnement est en effet centrée sur l’intérêt de l’enfant. En s’éloignant explicitement d’une discussion sur le droit à la parentalité des personnes de même sexe  [5], le juge choisit le thème de la protection de l’identité de l’enfant, composante de son droit à la vie privée au sens de la Convention européenne des droits de l’homme. En citant de manière extensive la jurisprudence CEDH  [6] et la Convention internationale des droits de l’enfant, la Cour dénonce le vide législatif qui laisse dénués de protection juridique des enfants privés de lien parental avec leurs parents d’intention, même après plusieurs années de vie familiale.

8L’argument principal se fonde sur le principe d’égalité : les enfants nés de PMA avec donneur et de GPA sont discriminés par rapport aux autres enfants quant à leur droit à la filiation (art. 30 de la Constitution italienne  [7]; la raison de cette discrimination tient à l’homosexualité des parents et à des choix procréatifs qui ne relèvent aucunement de la faute des enfants. Ainsi, l’équilibre entre la protection de l’ordre public – qui se manifeste dans la volonté du législateur de ne pas encourager ces pratiques interdites en Italie – et l’intérêt de l’enfant n’est pas suffisamment préservé par la loi italienne. En effet, la seule solution préconisée par l’ordre juridique italien, celle de l’adoption dans des cas particuliers, est « impraticable » notamment dans le cas d’espèce de l’arrêt n° 32, car elle requiert l’autorisation du parent biologique.

9Ainsi, il est selon la Cour désormais « impossible de différer » (arrêt n° 33, § 5.9 du considérant en droit) l’identification par le législateur d’instruments de protection de ces enfants ; elle précise de manière plus insistante encore que « la poursuite de l’inertie législative ne peut plus être tolérée, tant le manque de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant est grave » (arrêt n° 32, § 2.4.1.4 du considérant en droit).

10Les deux arrêts insistent à tel point sur l’absence de protection pour les enfants nés de ces techniques procréatives, se fondant sur de nombreux arguments constitutionnels et conventionnels, qu’il est étonnant de voir par comparaison la pauvreté des arguments employés pour justifier le refus d’admissibilité des questions  [8]. Malgré la force de l’injonction adressée au législateur afin de combler le vide législatif, une ambiguïté persiste dans ce déséquilibre argumentatif, qui laisse transparaître la réticence de la Cour vis-à-vis des questions procréatives, très similaire à celle qu’elle avait montrée précédemment à propos de l’union des couples de même sexe. Même à ce sujet, la Cour s’était limitée à des injonctions de plus en plus pressantes adressées au législateur, tout en sachant que leur effet aurait potentiellement été limité  [9]

II. Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvF 1/20 et autres (« plafond locatif »), 25 mars 2021, (répartition des compétences dans le système fédéral), par A. Corre-Basset


11Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ce n’est pas au regard du droit de propriété que la loi berlinoise instaurant un plafond locatif a été annulée, mais pour une méconnaissance, d’après la Cour, de la répartition des compétences entre fédération et États fédérés  [10]. Une telle perspective pourrait paraître plus technique et de ce fait plus neutre ; l’étude de la décision montre pourtant que le raisonnement de la Cour repose sur des postulats, qu’il s’agisse de la théorie de la fédération ou de l’interprétation constitutionnelle, qui peuvent être discutés.

12Les requêtes, la première introduite par la quasi-totalité des députés chrétiens-démocrates et libéraux, les deux autres par l’intermédiaire de questions préjudicielles posées par des tribunaux d’instance, étaient dirigées contre la loi berlinoise du 30 janvier 2020 instaurant un plafond locatif. Afin de limiter la forte hausse que connaissent les loyers dans cette ville et d’y maintenir une certaine diversité sociale, le législateur (fédéré) berlinois interdisait par ce texte toute hausse de loyer pour les contrats en cours, et fixait un loyer maximal pour ceux-ci comme pour les contrats nouvellement conclus. Il entendait ainsi agir plus efficacement que le législateur fédéral, qui avait tenté de modérer le niveau des loyers en introduisant dans le Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB) un système de frein locatif par la loi du 21 avril 2015.

13La Cour constitutionnelle fédérale y a vu cependant un empiétement sur la compétence du législateur fédéral : l’encadrement légal des loyers, à l’exclusion du logement social, relève en effet du droit civil (bürgerliches Recht), lequel est d’après l’art. 74, al. 1, no 1 de la Loi fondamentale (LF) une matière soumise à la législation concurrente, c’est-à-dire une matière dans laquelle peuvent intervenir aussi bien le législateur fédéral que les législateurs fédérés, mais seulement, pour ceux-ci, tant que et dans la mesure où celui-là n’est pas intervenu (art. 72, al. 1 LF). Le législateur fédéral ayant justement adopté plusieurs lois sur les loyers (dont notamment la loi de 2015), les législateurs fédérés n’auraient plus titre à intervenir en la matière. C’est sur ce fondement que le deuxième Sénat de la Cour constitutionnelle a déclaré à l’unanimité, nulle la loi berlinoise.

14La solution peut paraître au premier abord aller de soi, mais elle suppose également un refus d’adopter une autre perspective, pour la réglementation des loyers privés, que celle du droit civil. Ce refus est rendu possible d’une part par une interprétation de la répartition des compétences favorable au législateur fédéral, d’autre part par la place particulière reconnue au droit civil, y compris face au droit constitutionnel.

15Même dans un système juridique présenté souvent comme l’un des parangons du fédéralisme, on voit transparaître dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle une conception du droit marquée par l’idée de souveraineté, et qui conduit à donner l’avantage au législateur fédéral sur le législateur fédéré.

16Comme dans de nombreux systèmes fédéraux, la compétence de droit commun en matière de législation est donnée aux États fédérés, alors que la fédération ne reçoit qu’une compétence d’attribution (art. 70, al. 1 LF). Mais comme dans de nombreux systèmes fédéraux également, là où la fédération est compétente, ses décisions s’imposent aux États fédérés : « le droit fédéral prime le droit de Land » (art. 31 LF). On retrouve là donc une tension inhérente au système fédéral entre tendances centrifuges (compétence de principe donnée aux entités fédérées) et centripètes (priorité donnée à la législation fédérale). Le cas d’espèce invitait le juge à prendre position pour l’un des deux pôles, car le texte constitutionnel pouvait facilement justifier de reconnaître l’une ou l’autre des compétences.

17La Cour constitutionnelle établit une position de principe, appuyée sur sa jurisprudence antérieure, favorable au législateur fédéral.

18Elle refuse ainsi tout d’abord l’idée que puissent coexister, dans le flou des textes (tant il est parfois délicat de déterminer la matière constitutionnelle à laquelle ressortit telle ou telle loi) deux titres de compétence, l’un fédéral et l’autre fédéré. La répartition, au contraire, doit être exclusive. Le législateur berlinois avait fondé son action sur l’insuffisance, constatée à Berlin au moins, des mesures fédérales visant à encadrer les loyers. On aurait pu, de ce point de vue, imaginer une sorte de double compétence lorsque la réglementation fédérale est impuissante à régler un problème d’une acuité particulière dans tel ou tel Land. La Cour constitutionnelle fédérale, cependant, fonde son raisonnement sur le postulat suivant : la répartition des compétences effectuée par la Loi fondamentale est complète, ce qui exclut tout exercice conjoint de celles-ci. Des compétences parallèles, en effet, « sont étrangères aux normes de compétence, et seraient inconciliables avec leur fonction de délimitation »  [11]. Elle reprend et développe ainsi un considérant de principe d’abord énoncé en 2004  [12], mais sans peut-être en offrir un fondement très solide. Cette décision de 2004, en effet, ne portait pas sur la question du caractère exclusif ou non de la répartition (il s’agissait d’établir une présomption d’interprétation de cette répartition en fonction des divisions traditionnelles du droit) ; l’allusion à ce caractère exclusif n’était qu’un obiter dictum, et comme tel pas autrement justifié. Sans doute est-ce donc, si le juge dans la décision commentée ne prend pas la peine de pousser plus avant son argumentation, que celle-ci paraît évidente. Elle ne l’est cependant que si on lit les répartitions de compétence au sein d’un État fédéral au prisme de la souveraineté : ce n’est en effet que parce que celle-ci impose qu’une autorité ait le dernier mot sur les autres qu’il serait contraire à l’essence même de répartition des compétences de concevoir une double compétence  [13].

19Même en acceptant cette idée, on pourrait cependant imaginer que deux autorités interviennent en un même domaine en se fondant sur des titres de compétences différents. Le droit français connaît cela dans l’articulation des polices administratives : une autorité locale de police administrative générale peut intervenir dans la matière réservée à une police spéciale dans le cas où elle poursuit des objectifs différents  [14]. Le juge constitutionnel fédéral allemand rejette cependant une telle solution en prévoyant deux modes d’interprétation différents des textes, selon qu’est en cause une législation fédérale ou fédérée. L’enjeu est d’importance : puisque, dans le cas de la législation concurrente, la Loi constitutionnelle interdit au législateur fédéré d’intervenir dans la mesure où et aussi longtemps que le législateur fédéral exerce sa compétence, l’interprétation des dispositions fédérales permet de déterminer en négatif le champ qui restera au législateur fédéré.

20Or si la volonté du législateur fédéral est prise en compte pour établir le domaine dans lequel une loi intervient, il n’en va pas de même pour le législateur fédéré : on ne s’occupe pas, pour savoir si la norme qu’il énonce empiète sur la compétence fédérale, de son intention, mais seulement de la matière soumise à réglementation. Si une disposition fédérée touche, ne serait-ce qu’incidemment, une matière déjà abordée par le législateur fédéral, c’est-à-dire dès que la loi fédérale ne peut plus être entièrement appliquée du fait de cette disposition, ou seulement en étant modifiée, alors cette disposition est contraire à la Loi fondamentale  [15]. Cela implique un déséquilibre au profit du législateur fédéral : le législateur fédéré ne peut pas se fonder sur des compétences dont il disposerait par ailleurs s’il touche, même incidemment, à une réglementation fédérale (à l’inverse donc de ce qu’on peut connaître, en France, en matière d’articulation des polices administratives). En matière de législation concurrente, donc, l’intervention du législateur fédéral verrouille d’un coup toutes les voies d’accès à un domaine (la Cour parle d’un « effet verrou »).

21Cet effet verrou est d’autant plus puissant que la Cour en a une conception très large, tant dans sa définition que dans son régime. Du moment que le législateur est intervenu, il existe pour ainsi dire une présomption d’effet verrou. La Cour certes ne va pas jusqu’à l’établir ainsi : dans tout cas de législation concurrente, il s’agit de procéder à un « examen général de l’ensemble normatif concerné, donc de la conception d’ensemble du législateur »  [16]. Si le législateur s’en tient à des décisions de principe et laisse volontairement la place à une application concrète par les législateurs fédérés, alors le verrou n’est pas tiré  [17]. Réglemente-t-il lui-même la matière, cependant, il n’est plus de place pour une législation fédérée, même praeter legem (voire ne faisant que répéter la loi fédérale)  [18]. Et cette réglementation est conçue de manière pour le moins large : la simple évocation dans les travaux préparatoires d’une question passée ensuite sous silence peut ainsi être considérée comme l’indice de la volonté consciente de mettre en place un verrou législatif  [19]. Ce dernier point manifeste de façon particulièrement visible l’avantage reconnu au législateur fédéral.

22Cet effet verrou est donc la traduction dans la jurisprudence constitutionnelle, sous la forme de considérants de principe, des dispositions constitutionnelles. Elle exclut ce que le texte constitutionnel lui-même n’exclut pas : une compétence concurrente fondée sur la poursuite d’autres objectifs. La facilité avec laquelle la Cour reconnaît un effet verrou voulu – même inconsciemment – par le législateur fédéral rend cette exclusion d’autant plus large.

23Le cas d’espèce laisse entrevoir ce que cette solution peut avoir de déséquilibré. Les nombreuses lois récentes visant à régir les rapports locatifs, et notamment à freiner la hausse des loyers (quatre lois entre 2015 et 2021) permettent au juge d’établir que le législateur fédéral est bien intervenu en la matière, et qu’il l’a fait de manière complète, ce qui exclut toute intervention du législateur fédéré  [20]. Il doit cependant concéder, du même coup, que l’accumulation de ces lois est une preuve de leur inefficacité : le refus de laisser aux législateurs fédérés une compétence même praeter legem et dont on pourrait imaginer de contrôler la conformité aux buts poursuivis par la loi fédérale, peut donc conduire à les empêcher de régler des situations locales pour lesquelles les lois fédérales paraissent inadaptées. Plus encore, en appuyant sa décision sur le constat que les buts poursuivis par les lois fédérale et berlinoise en la matière sont les mêmes, la Cour ouvre la voie à une obstruction délibérée de la part du législateur fédéral : celui-ci pourrait intervenir de manière délibérément lacunaire dans un domaine à la seule fin d’empêcher toute action des Länder dans la même matière  [21].

24Cette interprétation favorable à la fédération ne doit pas étonner, si l’on prend en considération le déséquilibre qu’établit de manière tout à fait assumée la Cour entre Bund et Länder. À plusieurs reprises dans la décision, elle rappelle que l’interprétation de la répartition des compétences ne doit pas se faire au profit des entités fédérées : non seulement il n’existe pas de présomption de compétence en leur faveur au moment d’interpréter les articles 72 à 74 LF, où se trouve cette répartition  [22], mais il est en plus établi que la compétence de principe que paraît leur attribuer la Loi fondamentale (dans la mesure où la fédération ne dispose que de compétences d’attribution) doit en réalité être comprise comme une simple compétence résiduelle  [23]. Ces affirmations sont d’autant plus frappantes qu’elles s’appuient avant tout sur la doctrine (pour la dernière) ou sur un état pourtant incertain de la jurisprudence (pour la première). De manière générale, et sans plus le fonder (en tout cas seulement par le renvoi à une référence de doctrine), la Cour refuse toute idée d’une interprétation favorable aux Länder (au sens où l’on connaît en revanche des interprétations favorables au droit international public sur le fondement de l’art. 25 LF)  [24].

25On doit donc observer ici une nouvelle manifestation d’une jurisprudence désormais plus favorable à l’échelon fédéral qu’à l’échelon fédéré. On pourra peut-être en tirer des conclusions sur la puissance des forces centripètes à l’œuvre dans un système fédéral, ce qui semble s’expliquer assez aisément dans des systèmes juridiques fondés en dernier lieu, depuis Hobbes au moins, sur l’idée de souveraineté, et donc d’unité du droit. Mais on peut encore y voir un autre élément qui nous paraît souvent remarquable dans les droits européens : la place spécifique reconnue au droit civil.

26Que ce soit pour la question particulière de l’effet verrou ou de manière plus générale, pour écarter les autres titres de compétence auxquels on pouvait être tenté de rattacher la loi berlinoise sur le plafond locatif, le juge constitutionnel fédéral procède à une articulation entre droit constitutionnel et droit civil qui donne à l’un comme à l’autre une place particulière dans l’ordre juridique.

27Cela se manifeste d’abord à propos du droit constitutionnel. La CCF lui reconnaît en effet un statut à part qui se traduit par le recours à des techniques d’interprétation spécifiques. En plus du canon traditionnel (interprétations littérale, historique, systématique et téléologique) auquel doivent se cantonner les juges lorsqu’ils interprètent des lois, elle recourt pour interpréter les dispositions constitutionnelles (et notamment, en l’espèce, les art. 70, 72 et 74 LF qui permettent de trancher la question posée) à des principes annexes, propres à l’interprétation constitutionnelle et fondés sur l’essence particulière (au moins prétendue) des normes constitutionnelles  [25]. En l’espèce, le juge affirme nécessaire de procéder à une interprétation « adaptée à la matière et tenant compte de la perspective fonctionnelle » (sachgemäß und funktionsgerecht) et pour ce faire de comprendre le texte constitutionnel à la lumière des principes d’unité de la Constitution et de décision fondamentale du constituant en faveur d’une répartition exclusive des pouvoirs  [26]. Il rejette en revanche d’autres principes parfois convoqués pour mettre en œuvre la Loi fondamentale : ni l’adéquation, ni la proportionnalité, ni la subsidiarité ne doivent être utilisées. Quelle que soit la pertinence de cette conception de l’interprétation constitutionnelle, on doit constater qu’elle présuppose un pouvoir tout à fait particulier du juge constitutionnel : lui seul paraît à même de décider de la bonne solution parmi les diverses positions que peut proposer la doctrine. À l’essence particulière du droit constitutionnel répondrait ainsi le monopole d’interprétation par son juge attitré. La manière dont la Cour s’arroge ici la souveraineté juridictionnelle et scientifique est tout à fait frappante.

28Plus intéressante encore dans cette décision est la place particulière faite au droit civil en lien avec le droit constitutionnel. Tout d’abord parce que les méthodes particulières d’interprétation de l’art. 74 LF (énumérant les matières relevant de la législation concurrente) conduisent à lui donner une portée quasi constitutionnelle. La locution « bürgerliches Recht » qui y figure ne peut pas être interprétée in abstracto, mais seulement en tenant compte de la pratique dont était censé avoir connaissance le constituant au moment de rédiger la Loi fondamentale : ce droit « civil » (Bürger désigne en allemand le membre d’une entité politique autonome) recouvre nécessairement ce que la doctrine et la pratique juridictionnelle regardaient comme tel depuis la Constitution impériale de 1871 (et en particulier l’entrée en vigueur du Code civil allemand)  [27]. La norme législative se voit ici reconnaître un rang constitutionnel, non pas au sens où sa valeur devient supralégale, mais au sens où elle permet de déterminer l’interprétation de la Constitution. Cela conduit le juge à accorder à cet ensemble « droit civil » un statut supérieur aux autres champs mentionnés à l’art. 74. On y trouve en effet par exemple à l’al. 11 le droit de l’économie (Recht der Wirtschaft), et les défenseurs de la loi y voyaient un argument : le législateur fédéré n’aurait en effet pas méconnu le verrou posé par le législateur fédéral intervenant au titre de l’art. 74, al. 1, n1 LF (droit civil) s’il avait pu affirmer légiférer en se fondant sur le no 11 (droit de l’économie). Certes, l’article lui-même paraît énumérer les pans de l’économie concernés, et la question des loyers n’y figure pas, mais on peut aussi considérer la liste comme non exhaustive  [28]. C’est sans doute pourquoi la CCF rejette cet argument en établissant pour ainsi dire une hiérarchie entre les domaines énumérés par l’art. 74 LF : le droit de l’économie n’a qu’une portée subsidiaire par rapport au droit civil, dans la mesure où celui-ci « est marqué aujourd’hui encore par des éléments de régulation sociale des processus économiques ». Puisque le législateur du droit civil prend en considération les questions sociales, celui du droit de l’économie ne peut pas prétendre le faire à sa place  [29]

29Cette place particulière qu’occupe le droit civil n’est pas due sans doute aux seuls besoins argumentatifs du juge en l’espèce. On s’en convaincra en étudiant la définition que celui-ci en donne. Comme on l’a vu plus haut, le syntagme ne peut pas être interprété librement, mais doit l’être au sens où on entend en Allemagne le « bürgerliches Recht » depuis le XIXe siècle, et en particulier depuis sa réception dans la Constitution de 1871. Il désigne alors « l’ensemble des normes qui relèvent traditionnellement du droit civil »  [30]. La formulation paraît en français redondante, car l’allemand se sert, comme souvent, des racines latines et germaniques pour distinguer entre deux objets proches : le droit « bürgerlich » de la Loi fondamentale comprend donc les matières relevant traditionnellement du droit « zivil ». Il nous semble que pour comprendre cette apparente tautologie (le droit civil comprend tout ce qui relève du droit civil), il faut sans doute avoir à l’esprit l’histoire du droit et de son enseignement en Allemagne. Si le droit bürgerlich comprend tout ce qui relève traditionnellement du droit zivil, c’est qu’il constitue une nouvelle catégorie, contemporaine du fait non seulement de la formulation de la Loi fondamentale, mais aussi de l’adoption à la fin du XIXe siècle du Bürgerliches Gesetzbuch, le Code civil allemand. Le droit zivil, au contraire (et l’origine latine du mot semble le corroborer) désignerait ce droit en tant que matière juridique telle qu’héritée du droit romain, indépendamment de sa validité effective dans tel ou tel ordre juridique. Cette interprétation peut paraître plausible lorsqu’on songe à la situation des juristes et à l’enseignement du droit au XIXe siècle, marqué par la domination d’un droit romain pourtant déjà largement désuet ou déformé  [31].

30Cette incorporation du zivil dans le bürgerlich implique donc une forme d’autonomie de ce droit civil à l’égard du pouvoir politique, et de ce fait une certaine capacité de résistance aux évolutions du droit, le tout fondé sur ce qu’aurait de scientifique, de neutre et de purement juridique ce droit venu de l’histoire (on sait l’importance qu’eut l’école historique du droit en Allemagne, dans son versant romaniste comme dans son versant germaniste). Rien d’étonnant alors si ce droit civil bénéficie d’un statut à part, et du même coup d’une forme de préséance sur les autres champs disciplinaires qui ont pu apparaître ensuite. C’est ce que l’on observe dans le dernier argument en faveur du législateur fédéré rejeté par la CCF. Lors de la grande réforme du fédéralisme de 2006, en effet, la matière « Wohnungswesen » (logement) disparut de l’art. 74, donc du domaine de la législation concurrente. De ce fait, et suivant l’art. 70 LF, l’ensemble de la question est depuis lors compétence fédérée. Le législateur berlinois a donc voulu faire valoir ce point, qui lui permettait d’échapper au verrou mis à la législation concurrente, puisque sa compétence se fondait alors sur un tout autre titre.

31La Cour a cependant refusé d’adopter le même point de vue par une interprétation restrictive du terme Wohnungswesen appuyée sur la notion de droit civil qu’elle a elle-même développée. Le droit civil étant en effet le droit qui règle les relations contractuelles entre les sujets de droit, elle exclut de faire relever ces mêmes relations de toute autre matière. Ainsi, la Cour établit une distinction entre le logement social étatique et tout le parc locatif privé – même subventionné et orienté par l’État. Dans un cas, point de contrat civil, mais l’application de règlements, dans l’autre une relation contractuelle par essence, quels que soient les cadres que le législateur lui impose. Même un loyer qui n’est plus librement discuté et conclu (puisqu’encadré par la loi, comme le voulait le texte berlinois) demeure une relation contractuelle essentiellement de droit civil fondée sur l’autonomie des parties dans la mesure où celles-ci décident librement de faire affaire l’une avec l’autre. L’autonomie étant la vertu cardinale du droit civil, le moindre reste qui échappe à l’intervention du législateur suffit à faire ressortir la matière au droit civil, et donc à exclure, en l’espèce, l’intervention du législateur fédéré.

32Alors que l’encadrement du loyer pourrait sans trop de difficulté être rangé parmi les outils de la politique du logement, la Cour fait donc primer une forme d’essence du droit, celle que l’on trouverait dans le droit civil. Il nous semble que par-delà la question d’espèce, on voit ici surgir un réflexe fréquent parmi les juristes, celui d’opposer à l’arbitraire du pouvoir politique une vérité, au moins prétendue, du droit comme science. Ce serait une nouvelle manifestation de la dialectique entre le droit comme loi (lex) et le droit comme art (ius) relevée par A. Schiavone à propos de la formation du droit romain  [32].

33Derrière l’apparente neutralité technique du droit, neutralité de la répartition des compétences par la Loi fondamentale, neutralité du droit civil, on voit donc poindre dans cette décision une certaine image du droit marquée par la souveraineté et avec elle la primauté du pouvoir commun sur les entités fédérées d’un côté, par la résistance au changement politique de l’autre.

III. Haute Cour du Kenya, David Ndii and Others vs The Attorney General, du 13 mai 2021 (inconstitutionnalité d’une révision constitutionnelle), par E. Bottini


34Le débat sur le contrôle juridictionnel du pouvoir constituant est l’un des plus controversés du constitutionnalisme contemporain  [33]. La possibilité même pour des juges – pouvoirs constitués – d’empêcher ou limiter une modification de la Constitution voulue par le pouvoir constituant (dérivé) est loin d’être évidente, et seules certaines cours dans le monde s’y sont autorisées  [34]. Le 13 mai 2021, la Haute Cour du Kenya a intégré ce cercle, après avoir décidé que la Constitution du Kenya de 2010 contient une structure fondamentale qui ne peut être amendée et que par conséquent, le projet de révision constitutionnelle de 2020 est inconstitutionnel.

35À la suite d’une victoire électorale controversée en 2017, l’actuel Président du Kenya Uhuru Kenyatta a lancé une initiative visant à redonner une unité au pays, intitulée « Building Bridges to Unity Initiative » (dite BBI), après une poignée de main symbolique avec son opposant politique. Après le travail de deux commissions, l’initiative s’est traduite dans les faits par un projet de révision constitutionnelle de grande ampleur, consolidé en 2020 et destiné à être soumis à l’approbation populaire puis parlementaire. Le projet rédigé par le Comité BBI propose différents changements institutionnels, comme la création de la fonction de Premier ministre et de vice-Premier ministre, l’établissement d’un rôle spécifique pour le chef de l’opposition parlementaire, la modification des circonscriptions électorales législatives à travers la création de 70 nouvelles circonscriptions et en conséquence l’augmentation du nombre des parlementaires. Il s’agit de la réforme institutionnelle la plus significative depuis l’adoption de la Constitution du Kenya en 2010.

36Le processus de révision avait déjà été entamé lorsque la Section constitutionnelle et des droits de l’homme de la Haute Cour – composée de cinq juges – lui a porté un coup d’arrêt, attendu et surprenant à la fois. La Haute Cour a traité dans un seul et même arrêt de plus de 300 pages  [35] huit requêtes constitutionnelles (« constitutional petitions »), transmises par des citoyens, des associations et des professeurs de droit, dirigées à divers titres contre le projet de révision. La Cour a réuni toutes les questions posées par les différentes requêtes en dix-sept points ; les questions principales concernent les limites de la révision de la Constitution et peuvent être distinguées en deux aspects, l’un tenant à la possibilité de modifier le texte constitutionnel au fond et l’autre aux modalités procédurales d’une telle révision.

37Tout d’abord, sur le fond, la question se pose de savoir s’il existe une structure fondamentale dans la Constitution du Kenya, qui ne peut faire l’objet de révision. Cette hypothèse, rattachée à la théorie de la « basic structure », avait été invoquée explicitement par les requérants, qui faisaient référence dans leur saisine à des précédents étrangers très connus comme l’arrêt Kesavananda de la Cour suprême indienne  [36] et à la doctrine internationale sur le sujet  [37]. Cette théorie consiste à affirmer l’existence, dans une Constitution, de limites constitutionnelles implicites qui empêchent de modifier l’identité même de la Constitution et donc sa « structure fondamentale ». Seul un changement complet de la Constitution, à la suite par exemple d’un acte révolutionnaire, pourrait permettre de modifier cette structure, mais de tels changements sont hors de la portée du pouvoir constituant dérivé. La Haute Cour du Kenya applique cette théorie et arrive à « la conclusion que les Kenyans avaient l’intention de protéger la structure fondamentale de la Constitution qu’ils se sont donnée en 2010 de la destruction par des amendements progressifs » (§ 469).

38Il est particulièrement intéressant de voir que la Cour a fondé sa réponse non pas tant sur la considération du caractère « objectivement » fondamental de certains aspects de la Constitution de 2010, mais sur l’histoire de sa rédaction et plus en général sur l’histoire du Kenya. C’est directement à l’intention du peuple constituant que la Cour se réfère à plusieurs reprises, pour évaluer ce qui, dans la Constitution, ne peut être modifié par amendement. En effet, les juges retracent sur de nombreuses pages de l’arrêt l’histoire constitutionnelle du Kenya et soulignent que la pratique des amendements indiscriminés a été l’une des problématiques majeures des régimes précédents  [38]. De la même manière, le principe de la participation du peuple en démocratie fonde la totalité du raisonnement de la Cour, qui se base sur l’histoire sociale du Kenya afin de montrer que la lutte pour la participation populaire au processus constituant implique l’impossibilité pour les acteurs du pouvoir politique (pouvoirs constitués) de modifier à leur guise l’œuvre des constituants  [39]. La Cour conclut ainsi sans ambiguïté que le pouvoir de révision constitutionnelle est limité, même en l’absence de limitations explicites dans le texte constitutionnel : « le schéma de la Constitution, associé à son histoire, à sa structure et à sa nature, permet de conclure de manière inéluctable et indubitable que le pouvoir de modifier la Constitution est limité sur le fond. La structure et l’histoire de cette Constitution montrent clairement que les Kenyans souhaitaient la protéger contre la destruction par les élites politiques » (§ 473). Comme dans d’autres exemples similaires appliquant la théorie de la structure fondamentale, l’arrêt ne propose pas de liste exhaustive des dispositions qui ne peuvent être modifiées, mais des exemples peuvent en être tirés : la façon dont les circonscriptions électorales sont créées fait partie de la structure fondamentale, mais pas leur nombre.

39La Haute Cour du Kenya adopte ensuite une perspective procédurale et se penche sur la voie suivie pour ce projet de révision, l’initiative populaire. Il s’agit de l’une des deux modalités prévues pour réviser la Constitution du Kenya (art. 257), à côté de l’initiative parlementaire (art. 256). L’initiative populaire se déclenche par le recueil d’un million de signatures d’électeurs ; après cette première phase, la révision doit être approuvée par le Parlement ou, à défaut, un référendum doit être organisé. Pour modifier certaines dispositions particulièrement importantes (le territoire, la déclaration des droits, les mandats présidentiels, la souveraineté du peuple, l’indépendance du judiciaire…), un référendum est nécessaire (art. 255). Or, dans cet arrêt, la Haute Cour a été appelée à déterminer si un amendement provenant de la volonté politique du président pouvait être considéré comme une initiative populaire, si la phase de recueil des signatures était respectée. Les juges se sont donc penchés sur la définition même de « l’initiative », car, même si formellement l’exigence des signatures des électeurs était respectée, il paraissait clair que le président était l’initiateur « matériel » de la révision, ayant créé le comité BBI. Les juges opèrent donc une distinction entre les initiateurs et concluent qu’« une initiative populaire, qui est un processus de démocratie participative permettant aux citoyens ordinaires de proposer un amendement constitutionnel indépendant du pouvoir législatif de l’organe directeur, ne peut être entreprise par le président ou les organes de l’État sous quelque prétexte que ce soit. Elle a été insérée dans la Constitution pour donner un sens aux principes de souveraineté fondés sur le passé historique où l’attribution exclusive du pouvoir d’amendement de la Constitution à une élite a été utilisée par celle-ci de manière abusive afin de satisfaire ses propres intérêts » (§ 497). Encore une fois, l’histoire du pays est utilisée comme paramètre interprétatif de la Constitution, et permet de censurer la tentative d’une « initiative exécutive » de la révision qui n’est pas prévue par les textes. Enfin, le fait d’avoir rendu public le projet de révision préparé par le Comité seulement en langue anglaise, et non dans les autres langues officielles du Kenya, constitue une violation du principe de participation du public dans la procédure législative, consacré par la Constitution du Kenya à l’article 10  [40].

40L’arrêt BBI de la Haute Cour du Kenya est d’ores et déjà considéré comme un arrêt « historique »  [41], un « classique »  [42] qui a donné lieu à de très nombreux commentaires dans la doctrine du monde entier. Avec cet arrêt, la Haute Cour a placé dans le peuple constituant – qu’elle dénomme « pouvoir constituant primaire » – la seule véritable souveraineté de l’État et le cœur de l’interprétation de la Constitution (§ 497), contre le pouvoir exécutif. S’il reste encore à voir l’efficacité d’une telle interprétation judiciaire à l’avenir et les réactions du pouvoir exécutif à une limitation aussi flagrante de son pouvoir politique, pour l’heure l’arrêt a été confirmé par la Cour d’appel du Kenya le 20 août 2021  [43]. Ce deuxième arrêt, également très long et détaillé (1089 pages !) rendu par une formation de jugement de sept juges – qui ont toutes et tous pondu une opinion séparée – confirme l’existence d’une structure fondamentale dans la Constitution du Kenya que seul le peuple souverain peut modifier. L’arrêt d’appel confirme explicitement que le projet de révision de 2020 est « inconstitutionnel et une usurpation de l’exercice du pouvoir souverain du peuple »  [44].

41Les deux arrêts BBI de la Haute Cour et de la Cour d’appel laissent ouverte la question de l’articulation entre le fond et la procédure dans les révisions constitutionnelles : dans l’hypothèse où une révision au contenu similaire serait proposée par le « Peuple » (autrement dit par des organes intermédiaires considérés comme provenant de la société civile et non de la présidence), serait-elle acceptable sur la base de cette jurisprudence ? Si la décision définit explicitement ce qui ne relève pas de l’initiative populaire au sens de la Constitution (des comités créés par le président, composés de membres nommés par le président et ayant un mandat défini par décret présidentiel), il est plus malaisé d’imaginer quels organes initiateurs seraient considérés par la Cour comme provenant du « peuple » souverain.

IV. Haute Cour de Justice israélienne, HCJ 5969/20 Stav Shafir v. The Knesset, du 23 mai 2021 (nature constitutionnelle des amendements aux lois fondamentales), par E. Bottini


42Dans un État sans constitution formelle comme Israël, le débat sur le contrôle de la constitutionnalité des révisions constitutionnelles prend une connotation particulière, car la question du statut des lois fondamentales de niveau constitutionnel (Basic Laws) n’est pas encore tranchée  [45]. Le caractère rigide ou flexible des lois fondamentales diffère selon que la loi elle-même prévoit une majorité simple ou qualifiée du Parlement pour sa modification, la rigidité étant l’exception pour seulement cinq des treize lois fondamentales actuellement en vigueur. Ce débat a été ravivé par une affaire rendue par une formation spéciale de la Cour suprême israélienne  [46], la plus haute instance judiciaire de l’État d’Israël, qui siège également en tant que Haute Cour de Justice (Bagatz), pour les affaires « à caractère public » qui concernent des requêtes contre des autorités publiques et qui ne relèvent de la compétence d’aucun autre tribunal. Toute personne peut introduire une telle requête ; dans le cas d’espèce, il s’agissait d’une députée de la Knesset, Stav Shafir, membre de l’opposition de gauche (mouvement des Verts), qui a attaqué le Parlement lui-même pour avoir adopté un amendement constitutionnel qu’elle considérait abusif.

43Israël connaît depuis plusieurs années une instabilité politique qui rend difficile la formation de gouvernements stables. Afin de faire face aux nombreuses difficultés politiques causées par le recours aux coalitions, plusieurs amendements aux lois fondamentales ont été proposés, qui devaient permettre d’assouplir les exigences constitutionnelles que l’exécutif n’arrivait pas à remplir. L’une de ces exigences est celle, pour le Gouvernement, de faire adopter par le Parlement un budget étatique dans des délais imposés.

44La question du budget de l’État est régulée par la Loi fondamentale « Économie de l’État »  [47], et fixe le principe traditionnel de l’annualité du budget dans la Section 3 (2). En cas d’impossibilité d’adopter la loi de finances dans les délais, le Gouvernement peut utiliser une loi de finances temporaire, avec des limitations d’objet et de temps. La Loi fondamentale « Le Gouvernement » contient dans sa Section 45 l’obligation pour le Parlement d’adopter la loi de finances avant la fin du mois de mars ou, le cas échéant, 45 jours après la formation d’un nouveau gouvernement. Le non-respect de ces délais entraîne la dissolution de la Knesset et l’organisation de nouvelles élections.

45Le gouvernement de coalition, formé entre le Likoud de Netanyahu et le parti Bleu-Blanc de Benny Gantz en avril 2020, a été constitué sur le principe de l’alternance : chaque année, le rôle du Premier ministre aurait dû être attribué au leader d’un des deux partis de la coalition. Ainsi, Netanyahu était censé céder la place de Premier ministre à Gantz en novembre 2021. Dans l’accord de gouvernement, il était prévu d’adopter immédiatement un budget biannuel, afin de garantir une alternance de gouvernement plus paisible. Cependant, le Likoud a finalement décidé de ne proposer qu’un budget pour 2020, possiblement afin de s’assurer une voie de sortie avant l’alternance à la tête du cabinet. Le désaccord à l’intérieur de la coalition est arrivé jusqu’à la veille de l’expiration du délai imposé par la Loi fondamentale et donc de la dissolution de la Knesset. Un compromis politique a été alors trouvé et introduit par amendement constitutionnel : le délai pour l’adoption de la loi de finances, prévu pour mai 2020, a été étendu jusqu’à décembre 2020 et, en attendant, une rallonge des crédits a été mise à la disposition du Gouvernement afin de faire face aux dépenses courantes, sur la base du budget précédent.

46Ce n’est pas la première fois que l’instabilité politique en Israël empêche l’adoption régulière des lois de finances annuelles : la dernière fois où le budget a été adopté par le Parlement a été en 2018  [48]. Depuis, le Gouvernement distribue les fonds aux ministères et aux agences étatiques sur la base de ce budget par acte exécutif, sans passer par la Knesset. Cependant, pendant l’année 2020, le besoin de revoir à la hausse le budget pour faire face à la crise sanitaire a conduit le Gouvernement, plutôt que d’adopter une loi de finances, à introduire un amendement constitutionnel afin de repousser le délai prévu. C’est cet amendement que la députée de l’opposition a contesté devant la Haute Cour.

47Dans tous les cas, la requête était dès le départ purement théorique, car le nouveau délai n’a pas servi à adopter la loi de finances avant décembre et la Knesset a été dissoute, entraînant les élections législatives de mars 2021, les quatrièmes en Israël en deux ans.

48En adaptant la Loi fondamentale sur le Gouvernement à la situation politique du moment, au lieu d’utiliser les dispositions constitutionnelles déjà existantes en cas d’impossibilité de respecter le délai d’adoption du budget, le Parlement a utilisé sa fonction constituante afin de ne pas assumer la fonction de contrôle législatif de l’action gouvernementale. Cette « double casquette » de la Knesset est au cœur du problème constitutionnel qui se pose dans cette affaire : la première Knesset élue avait en effet une fonction constituante et législative, mais l’adoption d’une constitution écrite formelle n’avait pu se faire faute de consensus politique (alors même que celle-ci était prévue par la « Déclaration d’établissement de l’État d’Israël » du 14 mai 1948). Depuis la Résolution Harrari adoptée par la première Knesset en 1950, il a été convenu que la Constitution d’Israël aurait été composée par une série de lois fondamentales au lieu d’être inscrite dans un document unique  [49]. Ainsi, le processus constituant israélien est à ce jour toujours en cours  [50], ce qui limite d’une part le rôle de la Cour suprême comme juge de la constitutionnalité et rend d’autre part complexe l’identification de la compétence de la Knesset en tant que constituant et législateur à la fois. Est-ce que la Knesset peut adopter n’importe quelle loi fondamentale et surtout n’importe quel amendement constitutionnel, sur demande du Gouvernement, simplement en mettant sa casquette de pouvoir constituant ? Telle était la question posée à la Haute Cour lors de cette affaire aux enjeux politiques très sensibles.

49Un tel usage des amendements constitutionnels interroge sur l’opportunité de modifier aussi souvent et pour des raisons contingentes la structure constitutionnelle de l’État, opération qui est régulièrement critiquée par la doctrine israélienne. Celle-ci déplore  [51] un usage injustifié des lois fondamentales (« misuse of basic laws ») de la part du Parlement israélien, afin d’amender les règles constitutionnelles existantes sur demande du Gouvernement pour faire face à des problématiques politiques.

50La Haute Cour a rendu son arrêt le 23 mai 2021, dans une composition élargie de neuf juges et par une majorité de six contre trois. La Cour a dû tout d’abord répondre à la question de savoir comment reconnaître une loi fondamentale comme faisant effectivement partie de la Constitution israélienne, avant d’affronter la question sensible de savoir si la Knesset peut adopter n’importe quel amendement aux lois fondamentales ou si des limites existent. De plus, ces limites, faute d’être inscrites dans les textes, ne peuvent être posées que par les juges suprêmes, ce qui soulève également la question de la légitimité de la Haute Cour à les imposer aux élus. Ces problématiques ne sont pas nouvelles pour la Cour israélienne, mais l’arrêt commenté fournit des réponses supplémentaires qui représentent « un raffinement très significatif de la doctrine constitutionnelle existante »  [52].

51La première question, celle de l’identification des lois fondamentales, a été abordée par le recours à un test en deux phases. Lors de la première phase (« d’identification »), la Cour doit déterminer si la loi fondamentale ou ses amendements présentent les caractéristiques d’une norme constitutionnelle. Elle regarde ainsi sa stabilité (si l’amendement est fait pour perdurer à long terme), sa généralité (si l’amendement peut s’appliquer au-delà de la situation contingente) et la constitutionnalité de la matière traitée (si la nature de l’objet normatif de l’amendement est constitutionnelle)  [53].

52Lors de la deuxième phase du test appliqué par la Cour, qui n’a lieu que si une de ces premières caractéristiques fait défaut, le Gouvernement doit fournir une justification pour son choix d’inclure une certaine décision politique dans une loi fondamentale (« phase de la justification »).

53Par ce test, qui n’est pas considéré comme définitif et doit être appliqué au cas par cas, la Cour a donc affirmé qu’il ne suffit pas de nommer une loi (ou un amendement) « Basic Law » pour que celle-ci ait valeur constitutionnelle. Alors que pendant longtemps et surtout depuis l’arrêt Mizrahi Bank de 1995, le critère morphologique était la règle et qu’une loi fondamentale était identifiée par son appellation, ce double test vient complexifier une méthode d’identification considérée comme trop simpliste  [54].

54En appliquant le test à l’amendement contesté, la Haute Cour a considéré que celui-ci était provisoire, uniquement susceptible d’être appliqué à une situation politique particulière et ne pouvait être rattaché au niveau constitutionnel dans sa matière. La justification du Gouvernement faisait également défaut, conduisant la Cour à considérer que l’amendement du 6 mai 2020 à la Loi fondamentale sur le Gouvernement avait été un « abus extrême » de l’autorité constituante de la Knesset (§ 57).

55Néanmoins, l’amendement n’a pas été abrogé, car les fonds avaient déjà été alloués et dépensés ; la Haute Cour s’est limitée à annoncer une future abrogation si le même abus devait se répéter. L’efficacité d’un tel dispositif peut être remise en cause lorsqu’on considère que dans un précédent arrêt, la Cour suprême avait déjà interdit l’adoption d’amendements temporaires aux lois fondamentales, toujours en matière budgétaire  [55], ce qui n’a pas empêché le Gouvernement de recommencer.

56La question de la légitimité de la Cour suprême à remettre en question la compétence constituante de la Knesset a provoqué une polémique autour de cet arrêt, qui a suscité de très vives réactions de part et d’autre des alliances politiques : les politiques de droite de la majorité notamment, comme le président de la Knesset Yariv Levin et le Premier ministre Benjamin Netanyahu, ont décrié une atteinte à la démocratie et à la séparation des pouvoirs, au point de qualifier la décision de justice de « coup d’État opéré par un groupe de six personnes en robe »  [56]. Les avocats des requérants ainsi que les représentants du centre et de la gauche ont au contraire loué cette décision qui montre que « la Constitution israélienne n’est pas une entreprise personnelle »  [57] et y ont vu un signe d’espoir en vue de l’établissement d’une constitution stable et durable pour Israël. Le contexte de cet arrêt en fait l’un des derniers chapitres de la controverse qui divise depuis longtemps les conservateurs et les progressistes au sujet de la nature des lois fondamentales et du pouvoir de la Cour suprême ; la très récente validation par la Cour de la Loi fondamentale « État-Nation » de 2018  [58], dont le recours en inconstitutionnalité était pendant depuis plus de trois ans, montre que cette controverse constitutionnelle est loin d’être terminée.

V. Cour constitutionnelle de Roumanie, décision 390/2021 du 8 juin 2021 (supériorité du droit constitutionnel interne sur le droit de l’Union), par A. Corre-Basset


57Les institutions de l’Union européenne et la Cour de justice en particulier font à nouveau face, dans les derniers temps, à une résistance de certains États de l’Union, en particulier par le biais de leurs juridictions suprêmes. La Cour constitutionnelle polonaise a ainsi conforté les menées hostiles à l’Union du Gouvernement polonais en réaffirmant la supériorité de la Constitution nationale sur le droit de l’Union et en écartant au nom de l’ultra vires les mesures provisoires énoncées par la Cour de justice à l’encontre de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise  [59]. Si cette manière de s’engouffrer dans la brèche ouverte par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande n’est pas pour surprendre dans le contexte polonais actuel, on constate que d’autres juridictions manifestent de plus en plus ouvertement leur refus d’appliquer le droit de l’Union tel qu’il est interprété par la CJUE. La Cour constitutionnelle de Roumanie a ainsi rendu le 8 juin dernier un arrêt par lequel elle remet en cause de manière particulièrement brutale ce fondement de l’Union qu’est la primauté de son droit dans les ordres juridiques nationaux.

58Outre l’affirmation désormais habituelle, et si habituelle qu’elle signifie peu de choses à elle seule, sans étude de son application aux rapports avec le droit de l’UE, de la limitation du droit de l’Union par la protection de l’identité nationale, cette décision se distingue par l’interprétation qu’y fait la Cour de la disposition constitutionnelle régissant l’articulation entre le droit national et le droit de l’Union – une interprétation particulièrement défavorable au second – et par le renversement des jurisprudences d’équivalence qui permettent dans d’autres pays de concilier les prétentions concurrentes des ordres nationaux et européen à la primauté.

59La décision du 8 juin est la dernière manifestation d’une querelle juridique opposant depuis 2018 des organisations de magistrats roumains à l’État. Cette année-là, le Gouvernement modifia la Loi 303/2004 sur le statut des juges et procureurs pour créer une section du ministère public chargée des enquêtes sur les infractions commises au sein du système judiciaire (ci-après SIIJ). De nombreux magistrats y voyant un moyen détourné pour contrôler leur activité et notamment entraver l’action du parquet national anti-corruption se tournèrent à la fois vers la Cour constitutionnelle roumaine et, par une requête incidente, vers la Cour de justice pour obtenir l’abrogation de cette section. La première rejeta, dans l’ensemble, leurs requêtes  [60], la seconde en revanche, par un arrêt de grande chambre, leur donna raison : en s’appuyant sur le caractère contraignant des rapports rédigés dans le cadre du Mécanisme de coopération et de vérification (MCV) imposé spécialement à la Roumanie (comme à la Bulgarie) lors de son adhésion à l’Union, elle déclara de fait la SIIJ contraire au droit de l’Union  [61].

60La décision commentée ne fait pas suite à cet arrêt, mais constitue le prolongement de la procédure interne. La Cour constitutionnelle a en effet été saisie de questions incidentes portant sur la constitutionnalité de la loi de 2004 telle que modifiée en juillet 2018 et sur une ordonnance d’urgence du Gouvernement qui permettait à celui-ci de s’affranchir de la procédure ordinaire pour nommer le procureur général de la SIIJ ainsi que ses procureurs. Matériellement, cependant, elle porte sur la même institution, et le juge constitutionnel d’ailleurs prend en compte l’arrêt de la CJUE dans cette décision. La manière dont il s’en affranchit n’en est que plus frappante.

61Nous passerons rapidement sur les affirmations de principe qu’on trouve dans de nombreuses autres jurisprudences européennes : s’appuyant sur la décision Lisbonne de la Cour constitutionnelle allemande, la Cour roumaine énonce qu’il lui revient par le pouvoir de l’identité constitutionnelle d’assurer la primauté de la Loi fondamentale  [62]. Cette position supérieure de la Cour comme du droit constitutionnel national est justifiée par le fait que la Constitution « est l’expression de la volonté du peuple »  [63].

62Plus intéressantes sont les conclusions qu’en tire la Cour, et qui lui permettent, en l’espèce, de contourner la prise de position de la CJUE. Cela passe d’abord en effet par une interprétation de l’art. 148 de la Constitution roumaine qui rend très difficile l’application par les juges nationaux du droit européen. Alors que cet article affirme simplement la supériorité du droit de l’Union sur les lois nationales (art. 148, al. 2), la Cour exige pour faire primer une norme de droit de l’Union dans le cadre du contrôle de constitutionnalité deux conditions supplémentaires. La norme en question doit d’abord être suffisamment précise pour être appliquée directement ; une telle exigence est assez fréquente dans nos ordres juridiques pour n’être pas commentée plus avant. Le deuxième ajout est plus original : datant de 2015, il impose que la disposition européenne relève matériellement du droit constitutionnel  [64]. Puisque le truchement de l’art. 148 transforme en réalité le contrôle de conventionnalité en contrôle de constitutionnalité, il faut que le grief fait à la loi soit un grief de niveau constitutionnel, d’une matière donc digne de figurer dans la Constitution.

63Ce raisonnement est en soi contestable en ce qu’il fait primer, au mépris d’ailleurs du texte et surtout au prix de l’illusion qu’il existerait un droit constitutionnel matériel par essence, une perspective matérielle sur la perspective formelle. Il l’est d’autant plus si l’on prend garde à ses conséquences.

64Il conduit en effet la Cour à exercer une sorte de contrôle Solange ou Arcelor à l’envers, ce qui lui permet d’écarter la norme de droit de l’Union au nom de la conformité de la loi contestée à la Constitution. La « pertinence constitutionnelle », c’est-à-dire le caractère matériellement constitutionnel de la norme de référence du contrôle doit, pour être reconnue, « combler une lacune dans la Loi fondamentale ou établir un standard de protection supérieur à celui des normes constitutionnelles en vigueur »  [65]. Cela revient à dire que la norme européenne n’est que subsidiaire par rapport à la Constitution, et c’est ce qui permet le retournement complet que l’on observe dans la suite de la décision, au moment où le juge est amené à examiner les reproches faits à la SIIJ par la Cour de justice.

65Les conditions mises à l’application de l’art. 148 lui ont en effet permis d’exclure l’application directe à la SIIJ à la fois des rapports MCV et de la décision de la Commission de 2006 mettant en œuvre ce mécanisme (et qui sert de fondement à la Cour de justice pour mettre en évidence l’incompatibilité de la SIIJ avec le droit de l’Union). Ne restent alors comme normes de références que les dispositions des traités qui concernent l’indépendance de la justice (art. 2 et 19 TUE, sur lesquels s’appuie également l’arrêt précité (C-83/19 du 18 mai 2021) de la Cour de justice). Au lieu cependant d’étudier le dispositif législatif contesté au regard de ces principes tels qu’ils ont été développés et précisés dans la jurisprudence de la CJUE (ce qui aurait dû le conduire à en constater l’inconventionnalité, donc l’inconstitutionnalité), le juge constitutionnel roumain a utilisé comme normes de références les principes équivalents trouvés dans le droit roumain. Sans plus d’explication, il affirme au moment d’aborder les griefs qu’il examinera « la mesure dans laquelle le principe d’État de droit, qui est expressément protégé dans le droit national à l’art. 1, al. 3 de la Constitution roumaine, est affecté » par la législation en question  [66].

66C’est ici qu’on peut reconnaître une sorte de perversion des efforts entrepris par les autres juridictions suprêmes pour articuler les prétentions concurrentes à la suprématie des ordres juridiques nationaux et de l’Union : alors que le Conseil d’État, par exemple, cherche dans sa décision Arcelor à trouver des équivalences de garantie qui lui permettent de transformer un contrôle de constitutionnalité en contrôle de conventionnalité, et ainsi de satisfaire à la fois aux deux ordres (ce qui rejoint la manière de faire de la CCF allemande depuis la décision Solange II  [67], la Cour constitutionnelle roumaine ici prend prétexte de l’identité nominale des principes apparaissant dans les deux textes (« État de droit », à l’art. 1, al. 2 de la Constitution roumaine comme à l’art. 2 TUE) pour leur présumer un contenu identique, suivant en cela un certain normativisme un peu simpliste qui refuse le constat selon lequel les énoncés normatifs ne deviennent des normes que lorsqu’ils sont utilisés comme tels par les juges – et donc nécessairement précisés et concrétisés. Cette cécité sans doute volontaire permet au juge de ne pas s’embarrasser des standards de contrôle de l’Union, et de déclarer conforme au principe, apparemment universel, d’État de droit une institution que la Cour de justice venait au contraire de considérer incompatible avec lui  [68].

67Ce brevet de constitutionnalité va si loin qu’il écarte toute possibilité d’exercer un contrôle de conformité au droit de l’Union d’une disposition déclarée conforme dans le cadre de l’art. 148 de la Constitution roumaine, donc potentiellement examinée au regard en réalité du seul droit interne : puisque l’ordre juridique roumain est fondé sur la primauté de la Constitution et le principe de légalité, puisque la séparation des pouvoirs et le contrôle de constitutionnalité garantissent une législation démocratique, alors une loi qui passe le test de constitutionnalité est nécessairement irréprochable. De ce fait, le juge ordinaire n’est pas autorisé à écarter au nom du droit de l’Union une loi déclarée constitutionnelle après contrôle fondé sur l’art. 148 de la Constitution  [69].

68Dans ce dernier passage, la Cour constitutionnelle roumaine décrit la démocratie en termes d’équilibre des pouvoirs : il ne s’agit pas seulement du pouvoir du peuple, mais du pouvoir du peuple s’exerçant grâce à la séparation des pouvoirs et dans le respect d’un texte supérieur censé garantir la bonne expression de la volonté populaire. À l’ordre juridique de l’Union, en revanche, elle oppose une vision beaucoup plus simpliste de la chose : la souveraineté du peuple, et rien d’autre. En travestissant les efforts menés, avec plus ou moins de vigueur et plus ou moins de continuité, par les autres cours suprêmes européennes, il nous semble que le juge constitutionnel roumain méconnaît la richesse, même en simples termes de technique juridique, qu’apporte aux États membres la confrontation à l’ordre juridique de l’Union.

Notes

  • [1]
    Pour une analyse, voir M. Altwegg-Boussac, « La « nature » de l’« appréciation du Parlement » selon le Conseil constitutionnel : la société, la science, et cetera », La Revue des droits de l’homme [Online], 20 | 2021, http://journals.openedition.org/revdh/12773.
  • [2]
    Un exemple de ces injonctions peut être vu dans la censure de la loi électorale en vigueur avant 2014, par l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 1 de 2014 ; pour un commentaire, voir E. Bottini, « Le juge et la (ré)définition de la démocratie : l’arrêt n° 1/2014 de la Cour constitutionnelle italienne », Jus PoliticumRevue de droit politique, n° 13, « La justice constitutionnelle contemporaine : modèles et expérimentations », décembre 2014, http://juspoliticum.com/Le-juge-et-la-re-definition-de-la.html.
  • [3]
    F. Mannella, « Oltre un serio avvertimento al legislatore ? La Corte costituzionale e la nuova categoria di “nati non riconoscibili”. Nota alla sentenza n.32 del 2021 della Corte costituzionale », Nomos. Le attualità nel diritto, n° 1/2021, https://www.nomos-leattualitaneldiritto.it/wp-content/uploads/2021/06/4.-sent.-32-2021-di-Federica-Manella.pdf.
  • [4]
    Cour de cassation italienne, arrêt n° 12193/2019 du 6 novembre 2018, commenté par S. Celentano, M. Acierno, « La genitorialità e la gestione per altri. L’intervento delle Sezioni Unite », Questione Giustizia, 14 mai 2019, https://www.questionegiustizia.it/articolo/la-genitorialita-e-la-gestazione-per-altri-l-intervento-delle-sezioni-unite_14-05-2019.php.
  • [5]
    « D’un second point de vue, non moins important, il ne s’agit pas ici d’un prétendu “droit à la parentalité” pour ceux qui s’occupent de l’enfant. Ce qui est en cause ici, c’est uniquement l’intérêt de l’enfant à disposer du droit légal à l’ensemble des devoirs dans l’intérêt supérieur de l’enfant que la loi considère comme inextricablement liés à l’exercice des responsabilités parentales » (arrêt n° 32/2021, § 5.4 du considérant en droit).
  • [6]
    CEDH, Mennesson c. France (requête n° 65192/11) et Labassee c. France (requête n° 65941/11), du 26 juin 2014.
  • [7]
    Article 30 de la Constitution italienne : « Les parents ont le devoir et le droit d’entretenir, d’instruire et d’élever leurs enfants, même s’ils sont nés hors mariage. Dans les cas d’incapacité des parents, la loi veille à ce que leurs devoirs soient remplis. La loi assure aux enfants nés hors mariage toute protection juridique et sociale compatible avec les droits des membres de la famille légitime. La loi fixe les règles et les limites pour la recherche de la paternité ».
  • [8]
    M. Acierno, « La Corte costituzionale “minaccia” un cambio di passo sull’omogenitorialità ? », Questione Giustizia, 7 avril 2021, https://www.questionegiustizia.it/articolo/la-corte-costituzionale-minaccia-un-cambio-di-passo-sull-omogenitorialita.
  • [9]
    Dans deux arrêts, n° 138/2010 du 14 avril 2010 et n° 170/2014 du 11 juin 2014. Pour un commentaire de ces arrêts, voir E. Bottini et I. Boucobza, « Le mariage homosexuel en Italie », Annuaire international de justice constitutionnelle, n° 30-2014, in « Études », p. 135-144.
  • [10]
    Nous utilisons ici « fédération » (sans majuscule, donc) pour désigner l’ensemble des institutions fédérales (celles qui relèvent, en allemand, du Bund), par opposition à la fois aux États fédérés et à l’État fédéral lui-même, qui comprend fédération et États fédérés.
  • [11]
    « Doppelzuständigkeiten sind den Kompetenznormen fremd und wären mit ihrer Abgrenzungsfunktion unvereinbar. », CCF, décision 2 BvF 1/20 et autres, 25 mars 2021 (§ 81).
  • [12]
    Décision 2 BvR 834, 1588/02 du 10 février 2004, « rétention de sûreté » (BVerfGE 109, 190, 218).
  • [13]
    On ne peut que renvoyer ici à l’étude des relations entre souveraineté et fédéralisme menée par. O. Beaud (Théorie de la fédération, Paris, PUF, 2007).
  • [14]
    Cf. ainsi CE, 2 juillet 1997, no 161369, Bricq : un maire peut réglementer l’usage des tondeuses en se fondant sur la protection de l’ordre public général (tranquillité publique), car la police spéciale qui régit les nuisances sonores ne cherche pas à préserver la simple tranquillité, mais la santé publique.
  • [15]
    V. § 90.
  • [16]
    V. § 92.
  • [17]
    V. § 93.
  • [18]
    V. § 89.
  • [19]
    V. § 94.
  • [20]
    V. § 149-157.
  • [21]
    V. § 171-172.
  • [22]
    V. § 82 ; la justification apportée se fonde sur une argumentation implicite censée renverser une jurisprudence antérieure. On ne retrouve pas en effet dans la décision sur la loi bavaroise d’aide aux femmes enceintes (1 BvR 2306/96 du 27 octobre 1998, BVerfGE 98, 265, 299) la formule très claire de décisions plus anciennes qui reconnaissaient une présomption de compétence aux Länder et la refusaient tout aussi explicitement au législateur fédéral (ainsi encore dans la décision « propriété publique des voies », 1 BvR 355/67 du 10 mars 1967, BVerfGE 42, 20, 28).
  • [23]
    V. § 97.
  • [24]
    V. § 102.
  • [25]
    Position élaborée le plus complètement en doctrine d’abord par K. Hesse (Grundzüge des Verfassungsrechts der Bundesrepublik Deutschland, Heidelberg, C. F. Müller Verlag, 1999 (20e édition ; 1re édition 1967), 335 p., p. 27-30.), et généralement acceptée aujourd’hui en Allemagne.
  • [26]
    V. § 101.
  • [27]
    V. § 110.
  • [28]
    Cette interprétation large du n11 est d’ailleurs reconnue par la Cour comme provenant de sa propre jurisprudence (§ 176).
  • [29]
    V. § 177 (comme la citation qui précède).
  • [30]
    V. § 111 (citation d’une jurisprudence constante depuis la décision « pouvoir d’authentification » du 8 juin 1960 (1 BvR 580/53, BVerfGE 11, 192, 199)).
  • [31]
    J. Duquesne, « L’organisation des études de droit en Allemagne à la suite du vote d’un Code civil d’Empire », Revue internationale de l’enseignement, tome 45, 1903, p. 233-239 ; voir également l’opinion de G. Blondel, « De l’enseignement du droit dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement, tome 9, 1886, p. 521-544, p. 522-524.
  • [32]
    A. Schiavone, Ius, la naissance du droit en occident, trad. J. et G. Bouffartigue, Paris, Belin, 2011, 700 p.
  • [33]
    Voir par exemple dans la littérature récente : Jus Politicum. Revue de droit politique, n° 17 « Cours constitutionnelles et révisions de la Constitution », juillet 2017 ; Y. Roznai, Unconstitutional Constitutional Amendments. The limits of amendment powers, Oxford University Press, 2017 ; R. Albert, Constitutional Amendments: making, breaking and changing constitutions, Oxford University Press, 2019.
  • [34]
    Les exemples les plus célèbres sont la Cour constitutionnelle fédérale allemande (1 BVerfGE 14, 32 (1951)), la Cour suprême indienne (arrêt Kesavanda Bharati v. State of Kerala, AIR 1973 SC 1861), et, plus récemment, la Cour constitutionnelle de Slovaquie (PL. ÚS 21/2014-96 du 30 janvier 2019).
  • [35]
  • [36]
    Cour suprême indienne, Kesavananda Bharati v. The State of Kerala and Others, AIR 1973 SC 1461.
  • [37]
    R. Albert, Constitutional Amendments: making, breaking and changing constitutionsop. cit., cité par la Haute Cour du Kenya au § 17.
  • [38]
    Sur ce point, v. A. Manji, « The BBI Judgment and the Invention of Kenya », Verfassungsblog, 22 mai 2021, https://verfassungsblog.de/the-bbi-judgment-and-the-invention-of-kenya/.
  • [39]
    « Toute son analyse était axée sur la façon dont les Kenyans ont lutté – et gagné – le droit à la participation publique à l’élaboration de la Constitution, et c’est sur cette base qu’il a été décidé que le cœur de la Constitution ne pouvait être modifié sans revenir devant le peuple. », G. Bathia, « Notes From a Foreign Field: An Instant Classic – The Kenyan High Court’s BBI Judgment », Indian Constitutional Law and Philosophy, 24 mai 2021.
  • [40]
    Article 10 (2, a) de la Constitution du Kenya de 2010 : « Les valeurs et principes nationaux de gouvernance comprennent (a) le patriotisme, l’unité nationale, le partage et la dévolution du pouvoir, l’État de droit, la démocratie et la participation du peuple ».
  • [41]
    A. Manji, « The BBI Judgment and the Invention of Kenya », op. cit.
  • [42]
    G. Bathia, « Notes From a Foreign Field: An Instant Classic – The Kenyan High Court’s BBI Judgment », op. cit.
  • [43]
    Pour un commentaire, voir G. Bathia, « The Kenyan Court of Appeal’s BBI Judgment – I: On the Basic Structure”, Indian Constitutional Law and Philosophy, 23 août 2021, https://indconlawphil.wordpress.com/2021/08/23/the-kenyan-court-of-appeals-bbi-judgment-i-on-the-basic-structure/.
  • [44]
    Cour d’appel du Kenya, Final BBI Orders, 20 août 2021, A (vii), https://www.livelaw.in/pdf_upload/final-bbi-orders-399005.pdf.
  • [45]
    S. Navot et Y. Roznai, « From supra-constitutional principles to the misuse of constituent power in Israel », European Review of Law Reform, n° 21(3), 2019, p. 403-423.
  • [46]
    S. Navot, « La Cour suprême israélienne et le contrôle de constitutionnalité des lois », Nouveaux Cahiers du CC, n° 35, 2012, p. 243-254.
  • [47]
    Le texte anglais de la Loi fondamentale « L’économie de l’État » de 1975 se trouve à la page https://www.servat.unibe.ch/icl/is06000_.html.
  • [48]
  • [49]
    Pour une explication de la Résolution Harrari et ses conséquences sur le processus constituant israélien, v. E. Bottini, La sanction constitutionnelle. Étude d’un argument doctrinal, Paris, Dalloz, 2016, p. 270 et s. et M. Gren, Le changement de paradigme constitutionnel. Étude comparée du passage de la suprématie législative à la suprématie constitutionnelle en France, en Israël et au Royaume-Uni, Paris, Dalloz, 2019.
  • [50]
    T. Hostovsky Brandes, « Does Where You (Legally) Stand Depend On Where You Sit? The Israeli Supreme Court’s Decision on the Nation State Law », Verfassungsblog, 20 juillet 2021, https://verfassungsblog.de/does-where-you-legally-stand-dictate-where-you-sit/. Il existe actuellement 13 lois fondamentales en vigueur en Israël, la dernière étant celle de 2018 sur « l’État-Nation ».
  • [51]
    Y. Roznai, M. Gutman, « Saving the Constitution from Politics. The Israeli High Court of Justice and the Misuse of Constituent Power Doctrine », Verfassungsblog, 30 mai 2021, https://verfassungsblog.de/saving-the-constitution-from-politics/.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    S. Navot et Y. Roznai, « From supra-constitutional principles to the misuse of constituent power in Israel », op. cit.
  • [55]
    HCJ 8260/16 Ramat Gan Academic Center of Law and Business v. Knesset (Sept. 6, 2017) (Isr.). Voir S. Navot et Y. Roznai, « From supra-constitutional principles to the misuse of constituent power in Israel », op. cit.
  • [56]
    https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-top-court-rules-it-can-override-a-basic-law-as-knesset-speaker-decries-coup-1.9836685?v=1628176179015
  • [57]
    Ibid.
  • [58]
    La Haute Cour de Justice israélienne a rejeté les requêtes contre la Loi fondamentale de 2018 le 8 juillet 2021 ; pour un commentaire de la décision, voir T. Hostovsky Brandes, « Does Where You (Legally) Stand Depend On Where You Sit? The Israeli Supreme Court’s Decision on the Nation State Law », op. cit.
  • [59]
    Décision P 7/20 du 14 juillet 2021 sur les décisions C-791/19 et C-204-21 de la CJUE. Dans une ordonnance du 5 août, cependant, la Cour a refusé d’aller aussi loin que le lui avait demandé le Premier ministre et d’écarter entièrement le principe de primauté ; elle a adopté une position intermédiaire en suspendant temporairement les saisines de la chambre disciplinaire.
  • [60]
    Décision 33/2018 du 23 janvier 2018 ; cette décision déclare quelques points inconstitutionnels, mais pas le principe de la réforme. La loi corrigée fut ensuite déclarée constitutionnelle par la décision 250/2018 du 19 avril 2018.
  • [61]
    CJUE, C-83/19, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » et autres du 18 mai 2021.
  • [62]
    V. § 74 de la version anglaise publiée par la Cour.
  • [63]
    « Legea fundamentală a statului — Constituția este expresia voinței poporului » (§ 29)
  • [64]
    « norma trebuie să se circumscrie unui anumit nivel de relevanță constituțională » (décision 64/2015 du 24 février 2015 ; cité dans notre décision, § 38 ; version anglaise, § 30).
  • [65]
    V. § 42 de la version anglaise.
  • [66]
    V. § 48.
  • [67]
    Décision 2 BvR 197/83 du 22 octobre 1986 (BVerfGE 73, 339).
  • [68]
    Pour une application concrète de cette manière de faire, voir par exemple les § 64 à 67 de la version anglaise, ainsi que la conclusion au § 69, qui déduit de la conformité à la Constitution roumaine la conformité au TUE.
  • [69]
    V. § 76 de la version anglaise.

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