Dmitry Malinovski est l’homme dont on pleurait la mort à Odessa, mais qui, plus tard, se trouve dans le village de Rochepot

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Le vent a tourné. La tempête s’annonce. Il est temps de fuir le pays. Peut-être même de disparaître de la surface de la Terre. Au mois d’octobre 2014, Dmitri Malinovsky roule en direction du tribunal d’Odessa, en Ukraine. Mis en cause dans une vaste affaire de corruption, cet homme de 32 ans doit être de nouveau interrogé. Il a un visage poupin, des lunettes carrées, les cheveux courts déjà poivre et sel. Certes, cette cité portuaire de la Mer noire est le royaume de la contrebande et des mafias, au point que le chef de la police a lui-même été accusé de bénéficier illégalement d’appartements de luxe. Mais, de temps à autre, au gré des changements politiques, les autorités choisissent de sévir. Cette fois, c’est tombé sur Dmitri, qui fut jadis conseiller municipal d’Odessa. Il file donc au volant de son bolide. Et là, l’accident. Stupide. Que s’est-il passé ? Mystère. Mais il meurt sur le coup. Du moins, c’est ce que raconte sa jeune veuve au commissariat. La belle Alla affirme avoir reçu, par l’entremise d’un inconnu, une urne funéraire contenant les cendres de son mari. Personne ne lui pose de questions. La police s’abstient d’enquêter. Le 24 octobre 2014, Dmitri Malinovsky est officiellement décédé. Paix à son âme.

Quatre ans plus tard, le 5 octobre 2018, le village de La Roche­pot, paysage de carte postale au cœur de la Bourgogne viticole, est le théâtre d’une vaste opération de police. Au petit matin, des véhicules de gendarmerie remontent l’unique rue du hameau qui conduit vers le château du XIIe siècle, la fierté locale. Ils empruntent le pont-levis, frappent à la porte. On ouvre. C’est une perquisition. Il y a près de quarante pièces. La fouille va durer des heures. À la fin, les enquêteurs repartent les bras chargés d’un fabu­leux butin : deux fusils-mitrailleurs, un revolver équipé d’un silencieux, des bijoux, des montres de luxe, des portants entiers de costumes siglés Hermès, un ensemble de bagages Louis Vuitton, mais aussi des valises remplies de billets de 500 euros. Dans une dépendance, ils ont aussi découvert une Rolls-Royce Phantom VI, modèle produit à trois cent soixante-quatorze exemplaires entre 1968 et 1991, et dont la valeur est estimée à 350 000 euros.

Deux couples sont immédiatement interpellés et menottés. Alexandru, le gérant moldave des lieux, et sa femme Ekaterina, qui vivent dans une maison voisine et roulent dans une vieille Mercedes, puis le propriétaire et sa compagne. Lui, les habi­tants du hameau le connaissent à peine. Ses employés l’appellent « monsieur ». Quand il dîne dehors, la réservation est prise au nom de « Rodolphe ». C’est un petit homme au cheveu grisonnant. Très vite, les gendarmes vont découvrir qu’il possède quatre passeports, tous faux. Et qu’il s’appelle en réalité Dmitri ­Malinovsky, l’homme dont on pleurait la mort à Odessa.

Sur Twitter, les enquêteurs se félicitent en anglais d’avoir arrêté « le seigneur du château ». Ils précisent avoir saisi 4,6 millions d’euros de biens dans cette « affaire de fraude internationale et de blanchiment d’argent ». Une photo de la Rolls couleur caramel accompagne le communiqué. Des quatre personnes arrêtées, c’est Dmitri le plus intéressant. Comme il ne parle pas français, on fait venir un interprète à la gendarmerie, mais l’homme répond à peine aux questions, laissant son avocat, un jeune pénaliste de la région, dessiner la ligne de défense : non, M. Malinovsky n’est pas le propriétaire du château ; non, il n’a pas cherché à se faire passer pour disparu, cette « histoire relevant d’une machination des autorités ukrainiennes ». Au terme de sa garde à vue, il est mis en examen pour « blanchiment » et « abus de biens sociaux », puis incarcéré près de Chalon-sur-Saône. Son homme de confiance, lui, rejoint la prison de Besançon. Les deux épouses restent libres, mais elles sont placées sous contrôle judiciaire.

Qui est donc cet étrange revenant ? Au fil des interrogatoires, Dmitri Malinovksy se présente comme le descendant d’une lignée aristocratique, un père dans l’industrie chimique, une mère scientifique. Il dit avoir étudié le commerce et la logistique. En 2006, à tout juste 24 ans, il était élu au conseil municipal d’Odessa sur la liste du Parti des régions, une formation pro-russe longtemps dirigée par l’ancien président Viktor Ianoukovitch et financée par l’oligarque Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, géant du charbon et de la métallurgie, entre autres propriétaire du club de football du Chakhtar Donetsk. Mais en Ukraine, la bataille politique ne se joue pas seulement dans les urnes. En avril 2015, le magazine américain Newsweek publie une longue enquête sur une vague de suicides qui frappe les élus : huit députés s’étaient donné la mort en moins de trois mois. À Odessa, le procureur géné­ral se serait jeté du neuvième étage. « Les oligarques se battent pour préserver ou étendre leur influence en exécutant ceux qui les menacent », écrit l’hebdomadaire.

À cette époque, sous des dehors de modeste élu local, ­Dmitri Malinovsky intéresse déjà la justice. Son nom est cité dans plusieurs affaires louches : une vaste escroquerie immobilière, avec des centaines de logements vendus sur plan, mais jamais construits ; une histoire de pots-de-vin dans le cadre de la privatisation du port d’Odessa ; un contrat de 13 millions d’euros pour la fourniture d’engrais à une entreprise de Singapour non honoré… L’étau se resserre. Que craint le plus Dmitri ? La prison ou le « suicide » ? Fin 2014, il décide de fuir l’Ukraine.

Un président, une impératrice et Alain Delon

Avec son imposante chapelle, sa salle d’armes et sa cuisine à l’ancienne, le château de La Rochepot fait figure de haut lieu touristique de la Côte d’Or, juste derrière les Hospices de Beaune et l’abbaye de Fontenay. Perché sur un éperon rocheux, il fut construit en 1180 sur les décombres de la demeure du seigneur de Montagu, Alexandre de Bourgogne. En partie détruit à la Révolution, l’édifice était en ruines quand l’épouse du président Sadi Carnot l’a acquis en 1893. L’année suivante, son mari est assassiné par un anarchiste italien. Elle offre la bâtisse à leur fils aîné, Lazare-Hippolyte-Sadi, colonel d’infanterie. Elle entreprend des travaux, conserve le pont-levis, la fortification, le chemin de ronde et sa terrasse, mais aussi la cour intérieure, la salle des gardes. Dans la tour principale, elle fait installer une chambre à la mode chinoise, avec le mobilier offert à son mari, du temps où il était ministre des travaux publics, par l’impératrice douairière de Chine Cixi (Tseu-Hi).

Il faut attendre plus d’un siècle, en 2014, pour qu’une lointaine héritière décide de s’en séparer. À 64 ans, Sylvie Carnot vit à San Francisco, où elle a notamment possédé une boutique spécialisée dans la brocante, les vieux meubles de jardin et les gravures de botanique. Elle confie la vente du château à une agence immobilière de luxe. Détail intrigant : à sa demande, l’annonce précise que le futur occupant devra « prouver son engagement de conservation et de respect total, pour espérer un jour devenir maître des lieux ». Plusieurs candidats se font connaître. Fina­lement, l’offre d’une société luxembourgeoise est retenue pour un montant de 2,5 millions d’euros.

La bâtisse vue du ciel (©Claudius THIRIET/Gamma-Rapho via Getty Images)

Au village, les habitants accueillent la nouvelle avec soulagement. Il se dit que les nouveaux propriétaires vont rénover les lieux, ouvrir une boutique de souvenirs, peut-être même un café, dans un hameau où le dernier commerce a fermé dix ans plus tôt. « Leur idée est de redynamiser les visites », se réjouit Jérôme Billard, l’édile de La Rochepot, dans Le Bien public, le quotidien local. Une émissaire a débarqué en Bourgogne. Ukrainienne, la trentaine élégante, Ekaterina Russanovarencontre le personnel du château, le maire, les artisans de la région : elle a tant de projets… Elle multiplie les devis, les commandes. Le vrai propriétaire, lui, suit les travaux à distance. « Il exigeait que tout soit fait immédiatement, y compris les jours fériés », se souvient Romuald ­Pouleau, le gardien des lieux, comme son père autrefois. On fait venir les terrassiers, les plombiers, les jardiniers, les électriciens, les serruriers et même un œnologue pour constituer la cave. Pour 230 000 euros, un cabinet d’architectes parisien propose une terrasse « dont la géométrie organique ferait écho à la structure interne des truffes, aux cernes de croissance des arbres et à des ensembles minéraux naturels comme ceux de la Chaussée des géants en Irlande [une formation volcanique constituée de milliers de colonnes hexagonales en basalte] ». Les artisans se prennent à rêver : enfin, un peu d’activité ! Pour un peu, on se croirait revenu au début des années 1970, quand Jean-Pierre Melville tournait des scènes du Cercle rouge dans le restaurant de la station-service du coin avec Alain Delon et Yves Montand.

Au bout de plusieurs mois, Dmitri Malinovsky fait enfin son apparition. Discret, il se fait conduire dans une Citroën C5 aux vitres teintées tandis que la Rolls Phantom est cachée à l’abri des regards. Il inspire confiance. On le voit dîner aux meilleures tables de la région. Il privatise parfois une terrasse pour ses amis, commande les plus belles bouteilles, exige que le champagne soit servi toujours frais… Il lui arrive aussi de boire plus que de raison, mais qui va s’en offusquer ici ? Surtout, il a un projet : lancer son propre vin. Un meursault ou, pourquoi pas, un pommard ? Qu’importe si La Rochepot est situé au milieu des hautes côtes de Beaune ; avec l’argent, pense-t-il, tout peut s’arranger.

Sa personnalité nourrit les conversations du village. Ici, on connaît mal les gens de l’Est, la Bourgogne étant plus habi­tuée aux riches Américains et Anglais. Mais les commerçants de la région l’adorent, d’autant plus qu’il paie toujours en liquide. Ils l’observent avec une curiosité légèrement impudique. Un jour de l’été 2016, racontent-ils, « M. Rodolphe » aurait dépêché un employé à l’aéroport de Lyon pour récupérer son épouse, Alla, quand un autre était chargé au même moment d’accueillir sa nouvelle compagne à Genève. Hasard de la génétique : avec la première, il a eu quatre enfants, deux fois des jumeaux ; avec la seconde, Olga, encore des jumeaux. Le soir, chacune était logée dans un hôtel différent de la région. Et le lendemain, il leur faisait visiter le château à tour de rôle, sans qu’elles se croisent, l’air de dire : « Regarde notre nouveau nid d’amour… »

Valise de billets

À Beaune, 22 000 habitants, l’agence du Bien public se situe en centre-ville. On est loin des rédactions parisiennes barricadées dans des immeubles impersonnels depuis les attentats de Charlie Hebdo. Ici, chacun est le bienvenu pour prendre un café et partager son histoire. À partir du mois de septembre 2017, Manuel Desbois, jeune journaliste passé par Le Progrès à Lyon, est contacté par des artisans : ils se plaignent de ne pas être payés par les nouveaux propriétaires du château. L’un parle d’une facture de 3 000 euros, un autre de 8 000 euros. L’œnologue jure qu’on lui doit encore plus du double. Desbois, qui adore l’enquête de terrain, prend des notes. Cette histoire le passionne. Il se dit que l’opacité autour du rachat de l’édifice ne présage rien de bon. Bientôt, il découvre qu’une habitante s’est vu proposer une valise de billets contre la vente de sa maison. Il apprend aussi que les ouvriers chargés de l’entretien des lieux ne parlent pas un mot de français. Romuald Pouleau, lui, a démissionné parce que son nouvel employeur voulait désormais le payer en liquide. Le 23 décembre, Desbois publie son article : « Factures impayées : le château a perdu son crédit ». On y lit que l’Office du tourisme refuse de vendre les billets de La Rochepot, faute d’avoir reçu la cotisation annuelle. Quant à Ekaterina Russanova, elle se serait volatilisée, remplacée par un Moldave. Le maire a du mal à cacher son désarroi : « Je n’ai plus aucun rapport avec ces gens. » La parution fait l’effet d’une bombe.

En coulisses, l’enquête a démarré. Le procureur de Kiev a compris que l’urne funéraire présentée par Alla Malinovsky ne contenait pas les cendres de son mari. Il fait diffuser un avis de recherche auprès des polices européennes, avec une photo de l’individu en costume gris, cravate à carreaux et lunettes dorées : « Nous demandons à toute personne possédant des informations sur le suspect de prévenir les autorités en se rendant au commissariat le plus proche », écrit-il. Europol, l’agence européenne de police criminelle, met plusieurs enquêteurs sur l’affaire. En Bourgogne, les gendarmes commencent leur filature. Un jour, ils photographient Dmitri aux abords du château ; un autre, ils récupèrent la note d’un restaurant où il a dîné avec des amis – plus de 9 000 euros versés en liquide. Ils se demandent si les employés du domaine sont déclarés. Plus ils avancent, plus la personnalité de cet étrange châtelain les fascine. Le 5 octobre 2018, convaincus d’avoir amassé assez de preuves pour l’arrêter, ils décident de passer à l’action et investissent La Rochepot.

La station-service de La Rochepot où ont été tournées des scènes du Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (©Delaporte Xavier/ANDBZ/ABACA)

Que fait un jeune et puissant Ukrainien incarcéré dans une prison de Bourgogne ? Il prend son mal en patience. Il apprend le français en lisant la presse locale, fait des pompes, joue aux cartes avec ses codétenus, regarde la télévision, peste contre le « laxisme » du gouvernement face aux Gilets jaunes. Quand son avocat le quitte après un parloir, il lui lance, avec humour et en anglais : « Vous savez où me trouver la semaine prochaine. A priori, je n’irai pas à Courchevel. » Il se méfie aussi, parfois. Ces derniers temps, il était persuadé que son nouveau compagnon de cellule était chargé de l’espionner pour le compte de la police. « Je suis victime d’une justice fondée sur les rumeurs et un certain fantasme autour de ma personne », se contente-t-il de dire par la voix de son avocat, Me Diry, qui lui rend fréquemment visite en prison. Il dénonce un règlement de comptes, sans donner de précision. « Avec ma famille, nous sommes victimes d’un complot », jure-t-il. À l’écouter, s’il avait élu domicile dans un château en Bourgogne, c’était avant tout pour les grands crus et la douceur de vivre. À peine reconnaît-il un goût dispendieux pour les jolies montres. Son dossier a été transféré à la juridiction interrégionale spécialisée de Nancy, où officient des magistrats spécialisés en criminalité organisée et délinquance financière.

Une chute idiote est vite arrivée

En attendant la fin de l’instruction, et peut-être un procès en 2020, les habitants de La Rochepot pleurent la disparition des arbres centenaires du château, abattus durant l’hiver 2016-2017. La partie du site d’ordinaire ouverte au public a été fermée sur décision de justice. Tous ceux qui s’approchent de cette affaire ont la peur au ventre : « C’est à finir découpé en morceaux dans une forêt », souffle un avocat. Un autre ajoute : « Je ne sais pas si vous comprenez bien à qui on a affaire. Ce sont des familles très riches et très puissantes. » Devant les enquêteurs, un ancien employé a dit craindre pour sa vie : « Un coup de batte de base-ball derrière la tête, c’est vite arrivé. » Sylvie Carnot s’est contentée d’évoquer une « fâcheuse affaire » dans Le Journal du dimanche et elle ne répond plus à la presse. Alla serait réfugiée sur la Côte d’Azur. Olga, la compagne, est assignée à résidence à Beaune. Et personne ne peut dire où se trouve Ekaterina.

À la fin du mois d’octobre 2018, l’Ukraine a demandé l’extradition de Dmitri Malinovsky, mais celui-ci n’a aucune envie de rentrer. « Je suis en danger là-bas », répète-t-il. Chose exceptionnelle, il a expressément demandé à rester en détention en France, alors qu’il pouvait solliciter une remise en liberté conditionnelle. Il faut dire que le Parti des régions n’est plus en odeur de sainteté en Ukraine. Au printemps 2017, Rinat Akhmetov a été accusé de corruption et les autorités ont saisi une partie de sa fortune. Dans une prison de Kiev, se dit Malinovsky, il pourrait être victime d’une chute idiote. Et s’il était libéré, qu’est-ce qui lui garantit qu’il n’aura pas un accident de la route ? Mais un vrai, cette fois.

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