«L’hybridation sociale, économique, professionnelle constitue le grand enjeu politique des années à venir»

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Philosophe et auteure de «Tous centaures!», Gabrielle Halpern décrypte le concept d’«hybride», à l’œuvre dans nos vies contemporaines.

Gabrielle Halpern est docteure en philosophie, diplômée de l’Ecole normale supérieure et auteure de Tous centaures! Eloge de l’hybridation aux éditions du Pommier, paru en 2020. Elle y décrypte un phénomène qui s’est amplifié avec la crise sanitaire: dans nos vies, tout s’hybride, alors qu’à l’exception de la figure antique du centaure, l’hybride a été le grand refoulé de l’histoire de la pensée occidentale.

Les cultures, les villes, les identités, les modes de consommation, les stratégies : les êtres humains vivent désormais sous le signe du contradictoire: «en présentiel» et «en distanciel», devant des téléphones qui font aussi office de télé, caméra, réveille-matin, dans des voitures qui roulent à l’essence et à l’énergie électrique… Mais cette hybridation met-elle en danger nos identités?

Aujourd’hui tout est «hybride», de nos modes de vie en télétravail à certaines voitures. Ce phénomène est-il un «plus» pour l’homme? 

Est «hybride» ce qui est mélangé, hétéroclite, contradictoire. Autrement dit, c’est le mariage improbable, c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases! Tout n’est pas encore hybride, mais tout est en train de le devenir et la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer ce phénomène. Prenez les villes: les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines se développent au point que la frontière entre ville et campagne tend à devenir de plus en plus ténue.

Cette hybridation de la nature et de l’urbanisme se fait parallèlement à celle des univers professionnels, des formations et des métiers: les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent à collaborer de manière plus étroite; ce qui enrichit et entrecroise les formations et les métiers, accroît la créativité, permet une meilleure collaboration entre des mondes qui, jusqu’à présent, ne «parlaient pas la même langue» et met un terme à ces terribles silos à travers lesquels nous avions une vision morcelée du monde. Désormais, on se sent plus libre d’être juriste-designer, philosophe-startuper ou physicien-avocat!

Nous voyons aussi se multiplier les «tiers-lieux»…

Oui! Des endroits inédits mêlent industrie, artisanat, numérique, recherche ou culture… Demain, tous les lieux seront des tiers-lieux et mêleront des activités, des publics, des usages différents: cela va toucher les écoles, les musées, les restaurants, les hôtels ou encore les galeries marchandes. On voit déjà des expositions de peinture dans les centres commerciaux ou encore des crèches dans des maisons de retraite! Enfin, les entreprises prennent conscience de leur responsabilité sociétale; l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence – puisqu’il s’agit d’hybrider des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires – pourrait bien devenir le modèle de demain.

Ces hybridations peuvent-elles nous déstabiliser?

Oui, mais elles nous rendent meilleurs! D’abord, elles nous apprennent que nous devrions remettre en question nos vieilles cases, en réinventant la ville, l’école, le musée ou l’entreprise; cela nous rendra plus intelligents et plus créatifs, plus humbles et moins dogmatiques. Nous le voyons à l’aune de la crise sanitaire: pour les entreprises, par exemple, la capacité d’hybridation de secteurs, de produits ou de services peut être une stratégie de survie. Ces hybridations nous apprennent que les logiques identitaires, d’où qu’elles viennent, ne mènent à rien de bon qu’à enfermer les autres et à s’enfermer soi-même.

L’hybridation, ce n’est ni la fusion, ni la juxtaposition, ni l’assimilation ou l’annihilation de l’autre, mais la métamorphose de chacun. Elle n’est possible que si chacun accepte de sortir de son identité pour faire un pas vers l’autre. L’hybridation sociale, économique, professionnelle, territoriale, générationnelle constitue le grand enjeu politique des années à venir pour détruire les fractures actuelles et elle est une chance pour l’être humain, parce qu’elle constitue une pulsion de vie!

Ce phénomène est-il inéluctable?

L’hybridation est le mouvement même de la Nature… Si je cesse, en tant qu’être humain de m’hybrider, si une entreprise, si un métier, si un secteur cessent de s’hybrider, ils meurent! Tous les vivants sont appelés à la métamorphose, les plantes, comme les animaux et les êtres humains; il n’y a que les morts qui ne changent plus… C’est d’ailleurs peut-être cela qui rend la mort si terrible! Nous, qui avons souvent tant de mal à vivre les changements, nous devrions nous souvenir que leur possibilité même est le luxe des vivants. Le fait que l’hybridation soit la grande tendance de notre temps est le signe positif que nous sommes enfin prêts à faire un pas de côté… vers l’autre!

Doit-on voir dans l’hybridation les prémisses de l’homme augmenté que valorisent les théories transhumanistes?

Non. Mon Éloge de l’hybridation est le contraire d’une invitation à transformer l’être humain en robot: le terme «hybridation» est dénaturé, lorsqu’il est utilisé par certains pour parler d’une «hybridation homme/machine». Il n’y a à mon sens aucune «hybridation» là-dedans. Tout cela est le fruit d’une volonté de toute-puissance de la raison humaine, que nous transférons d’ailleurs à nos technologies et autres machines, sans nous rendre compte que nous leur transférons également toutes nos failles et tous nos biais… Seul un retour à l’humanisme nous permettra de nous réconcilier avec la réalité et de cesser de la maltraiter.

Accepter cette hybridation n’est-ce pas une façon de mettre à distance notre faillibilité?

Au contraire, accepter l’hybridation, c’est reconnaître que l’on est imparfait, qu’il nous manque sans cesse quelque chose ou quelqu’un, et qu’il nous faut faire des efforts pour nous augmenter par de nouvelles connaissances, de nouvelles rencontres, de nouveaux mondes… Elias Canetti, l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, disait que, puisque «la vie est un éternel rétrécissement», il n’y a qu’une seule manière d’y résister, en «jetant son ancre le plus loin possible» vers ce qui est radicalement différent de soi. C’est cela, l’hybridation! Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui nous augmenteront, mais nous-mêmes, en ayant le courage de nous métamorphoser au contact de l’altérité. Aimer «son prochain», – celui qui est proche de soi -, est facile; aimer ce qui est étranger est plus difficile; or, c’est précisément en cela que consiste l’idée de s’hybrider!

Vous écrivez que l’hybride est un refoulé de la pensée occidentale qui a toujours analysé ce qui existe sous le mode de l’identité. Le tout-hybride ne crée-t-il pas en réaction la tentation d’un retour à une réalité plus homogène, à des identités plus «pures»?

Il y a en chacun de nous une terrible pulsion d’homogénéité qui nous conduit à ne fréquenter que des gens qui nous ressemblent, à ne nous intéresser qu’à ce que nous connaissons déjà ou à ce qui confirme notre opinion, et ainsi construisons-nous autour de nous une bulle homogénéisante. Cette pulsion nous pousse vers une quête mortifère de «pureté». C’est en vertu de cette pulsion que nous avons voué un culte à l’identité pendant des siècles, avec les conséquences dramatiques que l’Histoire a connues. Or, le mot «identité» vient du latin identitas, – «qualité de ce qui est le même»… Mais qui est le même? Personne n’est le même! Tout le monde change et le monde change. Dans la vie, il n’y a pas d’identité, il n’y a que des combinaisons et recombinaisons. La Nature ne fait pas non plus dans l’identité; elle a beaucoup plus d’imagination! L’identité donne l’illusion que chacun d’entre nous ou que tout a une définition une et indivisible, donnée une fois pour toute et immuable. Mais c’est faux, l’identité n’est qu’une vérité provisoire!

Pour autant, il y a une nostalgie de la pureté chez certaines personnes…

Si le phénomène d’hybridation de notre monde témoigne de notre libération par rapport à ces vieux démons, il y a en effet actuellement, chez certains, une nostalgie de pureté faite de radicalisations et de dérives en tout genre. Si nous ne combattons pas dès aujourd’hui, partout où elle se trouve, cette dangereuse tendance à l’identitarisation, à l’entre-soi, demain, tout sera identité, tout sera revendiqué comme une identité. Nous aurons des hommes et des chevaux et nous mourrons de ne pas être des centaures!

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